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à la vue des riches pierreries que le prince musulman apportait à Séville. Mais ces rubis et ces perles si grosses dont notre chroniqueur fait une exacte description, Abou-Saïd venait les offrir à son juge, et le roi, fût-il aussi avide qu’on le représente, n’avait pas besoin de verser le sang pour s’en emparer. Sans doute il avait accepté sérieusement le rôle de juge entre les deux prétendans au trône de Grenade ; suzerain de Mohamed, il punissait l’usurpateur du fief de son vassal, et, quelque cruel que fût le châtiment, il exerçait un droit reconnu par les deux princes. La rébellion d’Abou-Saïd et sa trahison étaient avérées, il méritait peut-être son sort ; mais son courage, sa noble confiance, auraient dû désarmer la rigueur de son juge. Don Pèdre rappelait avec une sorte de joie farouche que le roi rouge, c’était le sobriquet donné par les Castillans à Abou-Saïd, avait négligé de lui demander un sauf-conduit en règle avant de se présenter à son tribunal[1]. Ainsi, du droit des gens il faisait une espèce de chicane et se prévalait de l’omission d’une formalité pour égorger un ennemi trop confiant ! Deux causes, à mon avis, décidèrent la mort d’Abou-Saïd : la première, le roi la proclamait en le perçant de sa javeline ; il ne lui pardonnait pas l’inquiétude qu’il avait ressentie un moment, et le traité qu’il venait de signer avec l’Aragon. La seconde était un calcul politique. Mohamed rétabli sur le trône et devant tout à don Pèdre serait un allié fidèle, ou plutôt un esclave dévoué, dont la docilité ne ferait jamais défaut. L’événement prouva qu’il ne s’était pas trompé.


III.

Pour ne pas interrompre le récit des événemens qui mirent fin à la guerre de Grenade, j’ai différé jusqu’ici de rapporter un forfait attribué à don Pèdre et qui a laissé sur sa mémoire la tache la plus odieuse. Peu après la conclusion de la paix entre la Castille et l’Aragon, vers le milieu de l’année 1361, Blanche de Bourbon mourut au château de Jerez[2], où depuis plusieurs années elle était captive. Elle n’avait que vingt-cinq ans, et elle en avait passé dix en prison. Tous les auteurs modernes, d’accord avec les chroniques contemporaines, imputent sa mort à don Pèdre, quelques-uns ajoutent qu’en l’ordonnant, il céda aux instigations de sa maîtresse, Marie de Padilla[3]. Ayala, plus explicite et d’une plus grave autorité que les autres, nomme les exécuteurs

  1. Ayala, p. 345.
  2. Ayala, p. 328, Abrev. La Vulgaire porte Medina Sidonia, plusieurs manuscrits Médina de la Frontera. La ville de Jerez est désignée dans quelques auteurs par le nom arabe de Medina ; de là peut-être la confusion des deux noms. Le tombeau de Blanche existait autrefois à Jerez de la Frontera.
  3. Rainaldi. An. eccl., t. XXV.