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Le personnage de Béatrix se soutient à cette hauteur, avec ce caractère de justice implacable, cette absence d’hésitation qui attestent la droiture du cœur et ce qu’on pourrait appeler le fanatisme de l’innocence. Elle n’a ni doutes, ni scrupules avant le meurtre, ni timidité quand il faut frapper, ni remords quand sa vengeance achevée lui laisse le temps de réfléchir. Elle s’est placée au-dessus des lois humaines ; elle a rejeté « comme des vêtemens hors d’usage » les préjugés de sexe et de famille ; elle obéit aveuglément à la fatalité qui la pousse, et meurt condamnée, mais non coupable à ses propres yeux. C’est bien là l’ange du parricide, — pour nous servir de l’expression appliquée à Charlotte Corday par un poète historien, — ange éblouissant de beauté, de courage, et que ses complices eux-mêmes n’osent accuser tant qu’ils restent soumis à la fascination de ses fermes regards.

Il y a de magnifiques détails dans le Prométhée délivré, qui aurait gagné, selon nous, à ne pas excéder les proportions de la tragédie grecque dont il est le complément. Eschyle avait lui-même traité ce sujet dans un drame aujourd’hui perdu ; mais il dut nécessairement adopter, malgré leur frappante iniquité, les dogmes de la théogonie païenne, condamner le Titan que Jupiter foudroie, et méconnaître l’origine de leur lutte, où Prométhée fut le champion de la race humaine. Shelley, au contraire, accepte et paie la dette contractée par ses semblables. Jupiter, plus facile à frapper que Jéhovah, lui sert de symbole, et personnifie à ses yeux toutes les tyrannies. Aussi ne le ménage-t-il pas plus qu’il ne ménageait naguère le pape et Cenci. De même que Jupiter avait détrôné Saturne, Demogorgon, fils de Jupiter, et plus puissant que son père, vient à son tour l’arracher de l’Olympe, et l’entraîne avec lui dans les ténébreux abîmes de l’éternité. L’amour, roi du monde, reprend à jamais son empire. Plus de craintes, plus de soucis, plus d’esclavage, plus de haines, plus de mensonges. Les cachots s’ouvrent, les trônes et les autels s’écroulent. Chaînes, épées, tiares, sceptres, tombent en débris sur leurs ruines, emblèmes d’une captivité qui ne renaîtra plus. La terre nage délicieusement au sein d’une atmosphère épurée, et la lune reçoit avec amour ses voluptueuses émanations. Tout devient parfum, lumière, harmonie, et sur le monde régénéré, Prométhée, dont Hercule a brisé les chaînes, s’élève, astre immortel et béni, mille fois plus radieux qu’Apollon.

Prometheus shall arise
Henceforth the sun of this rejoicing world.

On rencontre, dans tous les poèmes de Shelley, cet élan passionné vers un idéal de quiétude amoureuse, de repos splendide, ces visions rayonnantes d’un Éden vainement poursuivi. Lisez l’Adonaïs : la tombe où repose Keats, solitaire et triste au début du poème, s’entoure bientôt