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plus agréables à lire en elle-même et se peut dire dans tous les cas une belle infidèle.

Pétrone, livre charmant et terrible par tout ce qu’il soulève de pensées et de doutes dans une ame saine ! Ce Satyricon est bien l’œuvre d’un démon. Que la composition y soit absente, que l’intention générale reste énigmatique, eh ! qu’importe ! chaque morceau en est exquis, chaque détail suffit pour engager. Je ne me flatte pas d’avoir rompu toute l’enveloppe, et je n’y ai pas visé le moins du monde ; j’ai lu, j’ai glissé, et il m’a suffi de cet à-peu-près facile pour apprécier du moins, au milieu de tout ce qui m’échappait, la façon de dire vite et bien, la touche légère, l’élégante familiarité, cette nouveauté qui n’est pas tirée de trop loin et qui rencontre aisément ce qu’elle cherche (curiosa felicitas, comme Pétrone lui-même a dit d’Horace) ; en un mot, ce cachet qui a caractérisé de tout temps les écrivains maîtres en l’art de plaire. Quelques narrations, parmi lesquelles se détache le conte de cette Matrone tant célébrée, sont des pièces accomplies, et les vers que l’auteur sert passé la fantaisie d’insérer à travers sa prose, à la différence de ce qu’offrent en français ces sortes de mélanges, ont une solidité et un brillant qui en font de vraies perles enchâssées. Pourtant cette jouissance du goût laisse après elle une impression inquiétante et soulève dans l’esprit un problème qui lui pèse. Que le goût ne soit pas la même chose que la morale, nous le savons à merveille ; mais est-il possible qu’il s’en sépare à ce point, et que la perfection de l’un se rencontre dans la ruine et la perversion de l’autre ? Quoi ! se peut-il ? Combien de corruption pour cette perfection ! Combien de fumier pour cette fleur ! De quels élémens est-elle donc pétrie cette grace suprême et dernière qui n’a qu’un point et un moment ? Car cette délicatesse-là, qui est celle de la fin, ressemble, on l’a dit, à ces viandes faites qui ne sauraient attendre un instant de plus. Disons vite qu’il est un certain goût primitif et sain, né du cœur et de la nature, plus rude parfois, mais tout généreux, et dont la franche saveur répare et ne s’épuise pas. Il y a Lucrèce enfin tout à l’opposé de Pétrone ; il y en a quelques autres encore dans l’intervalle, et l’on n’est pas absolument tenu de choisir entre l’historien d’Encolpe et le vertueux académicien Thomas.

Il y avait, si j’ose dire, un peu de ce dernier dans M. de Méré. J’ai fait assez voir qu’il n’a jamais su triompher de sa raideur. Si Pétrone et le chevalier de Grammont étaient les deux héros de Saint-Évremond, Pétrone et le maréchal de Clérembaut étaient ceux de notre chevalier, et, si habile de conduite que pût être ce maréchal au parler bègue[1], je le soupçonne sans injure d’avoir été un modèle un peu moins ravissant

  1. Sur le maréchal de Clérembaut (Palluau), plus adroit courtisan que grand guerrier, on peut voir les Mémoires de Mme de Motteville, 31 mars 1649.