Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/264

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un carnet à part, les angoisses et les plaisirs. Quand il pouvait s’astreindre à quelque travail, il s’occupait exclusivement de propager les doctrines les plus propres, selon lui, à émanciper l’humanité, mal à propos mise en tutelle. Il reprit un poème commencé depuis long-temps, — la Reine Mab,- lui donna lentement sa forme définitive, y joignit, comme notes, son essai sur la Nécessité de l’athéisme, et fit imprimer le tout. Cependant, par un calcul de prudence que l’avidité d’un libraire devait plus tard déjouer, ce livre ne fut pas d’abord livré au public, mais simplement distribué à quelques amis. Nous pensons que Shelley obéit en ceci plutôt à la crainte d’irriter de nouveau son père qu’à toute autre considération personnelle. Son malheureux conflit avec l’université l’avait brouillé avec sa famille. Il avait dû cesser toute correspondance avec miss Grove, et renoncer à l’espoir si long-temps caressé de l’associer à sa destinée. Elle lui avait elle-même déclaré, non sans émotion, que leur hymen était devenu impossible. Il y avait là de quoi faire réfléchir, même Shelley, sur les conséquences de sa chevaleresque prise d’armes.

A seize ans, — et rappelons-nous qu’il n’avait pas alors plus de seize ans, — les peines d’amour sont rarement inconsolables. Le hasard mit Shelley en rapport avec une jeune fille, poète comme lui, comme lui troublée dans sa foi par l’étude des problèmes métaphysiques. Une merveilleuse précocité intellectuelle lui promettait le rang qu’elle a obtenu depuis parmi les écrivains de son sexe et de son temps. De plus, elle était gracieuse, simple et douce comme il semble que toute femme pote devrait l’être. Shelley s’éprit de son talent, de son heureux naturel, de l’ensemble idéal qu’elle offrait à son imagination ravie. Félicia Brown, à son tour, s’étonna de cette existence déjà persécutée ; elle subit l’ascendant de cette candeur enthousiaste, de ce scepticisme ardent, de ce zèle blasphématoire, qui donnaient à la jeunesse de Shelley un caractère si singulier. Il reprit avec elle, comme un rêve interrompu, la correspondance que les parens de miss Grove avaient interdite à leur fille. Ce fut d’abord une controverse littéraire et religieuse. Nous ne saurions dire, et personne ne sait si, par la suite, de moins graves sujets y furent traités. Il est certain seulement que Shelley prêchait à sa jeune amie la philosophie à demi panthéiste, à demi sceptique, dont il s’était fait le disciple, et que, pour ce motif sans doute, on jugea convenable de mettre fin à ce commerce de lettres, moins extraordinaire en Angleterre qu’il ne le paraîtrait chez nous.

Les poètes en général, les femmes poètes en particulier, sont, comme le disait Shelley lui-même, une race de caméléons sujets à prendre, selon les circonstances, mille couleurs étrangères. L’influence de Shelley survécut long-temps néanmoins à la rupture de ses relations avec mistriss Felicia Hemans, Plusieurs réminiscences involontaires