Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grande chose. — César étoit né avec deux passions violentes : la gloire et l’amour, qui l’entraînoient comme deux torrens…[1]. »

Quant à Pétrone, il était fort à la mode en ce moment. Les Saint-Évremond, les Ninon, les Saint-Pavin, les Mitton[2], tous gens aimables et de plaisir, avec qui correspond le chevalier, raffolaient du voluptueux Romain. Lui-même, en son bon temps, le chevalier était de cette secte ; il en était à sa manière, épicurien un peu formaliste et compassé, rédigeant le code d’Aristippe plutôt que de s’y laisser doucement aller. On entrevoit dans ses Lettres tout un groupe plus naturel que lui, plus hardi et plus libre, toute une délicieuse bande qui précède en date et qui présage le groupe des Du Deffand, des Hénault et des Desalleurs, de ces contemporains de la jeunesse de Voltaire. Sous les airs réguliers du grand règne, si l’on sait y lire et pénétrer, que de petites cotteries ininterrompues, du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe, qui ont eu ainsi pour patron Rabelais ou Pétrone !

Dans une lettre à la duchesse de Lesdiguières, qui était son héroïne tout comme le maréchal de Clérembaut est son héros, le chevalier traduit la Matrone d’Éphése qui amusera aussi la plume de Saint-Évremond. En traduisant Pétrone, et dans de certains détails de mœurs qui précèdent le récit de l’aventure, le chevalier l’arrange un peu : « Je le mets dans notre langue, dit-il, non pas toujours comme il est dans l’original, mais comme je crois qu’il y devroit être. » Il se trouve ainsi que Pétrone ne nous parle que de l’aimable Phryné et de Climène, au lieu de nous parler d’autre chose ; mais ce n’est pas là un grave reproche que nous adresserons au chevalier ; sa traduction du morceau est des

  1. Sixième Conversation avec le maréchal de Clérembaut. C’est de ces Conversations que j’ai tiré le plus grand nombre de mes citations, et aussi du premier des traités posthumes, qui a pour titre : de la vraie Honnêteté.
  2. Mitton ne se connaît bien que dans les Lettres de M. de Méré : c’est là qu’on apprend que cet épicurien insouciant avait écrit quelques pages sur l’Honnêteté qui se sont trouvées comprises dans les Œuvres mêlées de Saint-Évremond : « Vous savez dire des choses, lui écrit M. de Méré, et vous devez être persuadé qu’il n’y a rien de si rare. Vous souvenez-vous que Mme la marquise de Sablé nous dit qu’elle n’en trouvoit que dans Montaigne et dans Voiture, et qu’elle n’estimait que cela ? Je m’assure que, si vous l’eussiez souvent vue, ou qu’elle eût eu de vos écrits, elle vous eût ajouté à ces deux excellents génies. » - Pascal avait fort connu Mitton, et, dans les ébauches de ses Pensées, il le nomme par momens et le prend à partie, quand il songe au type du libertin qu’il veut réfuter : « Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez ; vous ne l’ôtez pas pour cela… » En effet, selon Mitton, « pour se rendre heureux avec moins de peine, et pour l’être avec sûreté sans craindre d’être troublé dans son bonheur, il faut faire en sorte que les autres le soient avec nous ; » car alors tous obstacles sont levés, et tout le monde nous prête la main. « C’est ce ménagement de bonheur pour nous et pour les autres que l’on doit appeler honnêteté, qui n’est, à le bien prendre, que l’amour-propre bien réglé. » C’est à cela que Pascal semble répondre directement dans son apostrophe à l’aimable égoïste.