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commandé l’attention d’un père plus tendre ou seulement plus éclairé. Ce rêveur solitaire, qui jetait à peine de temps en temps sur ses livres de classe un regard dédaigneux, laissait bien loin, par ses progrès, tous les autres écoliers. Sa mémoire était prodigieuse et défiait l’aridité des leçons. Déjà, du reste, se montrait chez lui un goût effréné pour les romans, indice qu’il ne faut pas méconnaître, première aspiration vers l’idéal.

Parmi ces romans introduits en fraude, dévorés en cachette, se trouvaient les chefs-d’œuvre de Richardson, de Fielding, de Smollett. Ceux-là, Shelley ne leur accordait qu’une médiocre estime. Ils lui montraient la vie à peu de chose près comme elle est, et de tout temps les poètes ont méprisé la réalité. En revanche, lorsqu’il se trouvait, parmi ces blue bocks, de véritables contes bleus, des romans terribles comme ceux qu’Anne Radcliffe et Lewis avaient mis à la mode, Shelley était sans défense contre les prestiges grossiers de ces récits « aux provinces si chers. » Le Confessionnal des pénitens noirs, Zofloya, que sais-je encore ? s’étaient emparés de cet esprit déjà malade, et, lorsque Shelley s’avisa d’écrire, il composa coup sur coup deux romans calqués sur ces brillans chefs-d’œuvre[1]. En les écrivant, il devint somnambule.

Quand il quitta Sion-house pour entrer à l’école d’Eton, le pauvre enfant ne fit que changer de supplice. Les anciens élèves y exerçaient sur les nouveaux venus l’autorité du maître sur son esclave. Il fallut subir cette nouvelle tyrannie. On prétend, mais à tort et en lui appliquant une anecdote empruntée à la vie de Shaftesbury, qu’il organisa une sédition des malheureux fags[2] contre leurs oppresseurs. Shelley était de ces êtres qui ne peuvent agir et lutter que dans l’arène de la pensée. Il n’avait en lui ni la grossière éloquence qui fait les tribuns, ni l’énergie brutale des athlètes. Tout ce qui participait du limon terrestre éloignait cette nature exquise, qui ne respirait à l’aise que l’air subtil des hautes régions. A l’âge où on fait de lui un conspirateur de collège, Shelley était plongé dans l’étude des sciences naturelles. Il y cherchait, comme tant d’autres poètes, plutôt des images que des vérités, plutôt des doutes séduisans que des explications vulgaires. Puis, entre deux leçons de chimie, — leçons prises à la dérobée, fruit défendu par les règlemens d’Eton, — il lisait le Thalaba de Southey, la Lénore de Burger, l’Ahasverus de Schubart. Ce dernier poème lui donna l’idée de commenter à son tour la tradition du Juif errant. Secondé par un de ses condisciples, Thomas Medwin, qui devait raconter plus tard la vie du poète, il écrivit sur ce sujet des vers qui, publiés long-temps après[3], ne figurent point parmi ses œuvres.

  1. Zastrozzi et Saint Irvyne, ou le Rose-Croix.
  2. Ce mot désigne des novices asservis aux caprices de leurs camarades.
  3. Fraser’s Magazine, 1831.