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n’y voit-on pas une peinture originale de ce moment d’attente qui précède une révolution, où tous les abus d’une société sont encore debout, mais où un souffle nouveau commence à s’élever ? Il serait curieux peut-être de rapprocher de ce tableau dérisoire d’un pays voué au régime du silence un autre morceau de Larra, las Palabras, écrit plus tard, pendant que s’agitaient des discussions oiseuses et stériles, et où éclate déjà l’amertume de la déception, la rigoureuse ironie d’une expérience trompée. Là, l’humoriste espagnol montre le mutisme érigé en loi ; ici, il s’attache à représenter le règne ambitieux de la parole bruyante, vide et boursoufflée, à frapper la crédulité servile de l’homme qui se courbe sous ce nouveau joug comme la veille il acceptait la dégradation du silence. L’homme croit à tout, dit-il ; c’est avec des mots qu’on le gouverne.

« Voulez-vous le conduire à la mort ? Changez quelques syllabes, et dites-lui : Je te mène à la gloire ! Il ira aussitôt. — Voulez-vous le soumettre à votre empire ? Dites-lui hardiment : C’est moi qui dois te commander. Il obéira sans contestation. — Voilà cependant tout l’art de manier les hommes !… Assemblez des phrases, rédigez des manifestes, faites retentir ces mots : l’aurore de la justice, l’horizon de la paix, le bienfait de l’ordre et de la liberté, l’hydre de la discorde, le droit commun, la légalité, etc., etc. ; vous verrez les peuples sauter de joie, faire des vers, dresser des arcs de triomphe, placer des inscriptions. Merveilleux don de la parole ! facile bonheur’. Avec un dictionnaire abrégé des mots d’une époque, vous pouvez prendre le temps comme il vient ; il n’y a qu’à savoir s’en servir à propos pour fasciner le cerbère, et vous pourrez ensuite vous endormir sur vos lauriers… »

Rien n’est plus propre à faire connaître Larra que de le suivre dans la diversité de ses inspirations, de démêler dans le mouvement contemporain le jet rapide de son esprit, de se laisser guider par les éclairs de son imagination railleuse. A peine la guerre civile a-t-elle éclaté sur les frontières de Portugal et en Navarre, c’est là qu’il dirige ce glaive étincelant dont parle Juvénal. Il traîne sur la scène, dans le pêle-mêle de ses passions, de ses vices, de ses abus, ce fantôme du passé qui revient en armes livrer un dernier combat. Est-il esquisse satirique plus bouillonnement vraie que la Junte de Castel-o-Branco ? Là, dans cette assemblée imposante, d’où doit dater l’ère des prospérités nouvelles de l’absolutisme espagnol, se réunissent ministres qui se donnent eux-mêmes l’investiture, trésoriers sans trésor, généraux sans soldats, conseillers suprêmes attendant de meilleurs jours pour avoir le prix de leur dévouement, et même le notaire mayor du royaume, maigre, sec, « vivante image de la contradiction, » - le tout composant la junte suprême de gouvernement de toutes les Espagnes et des Indes. Que manque-t-il à un gouvernement si bien organisé ? Bien peu de chose en vérité, — le moindre partisan, le plus petit sujet reconnaissant