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désir, et semble avoir atteint, quant à lui, le terme où les illusions ne se renouvellent plus. Aussi, remarquez quel singulier guide il prend lorsqu’il veut étudier les ressorts intérieurs et secrets du monde dans ce fragment qui a pour titre el Mundo por dedentro. C’est le Désenchantement, — el Desengaño, — qui lui apparaît sous la figure d’un vieillard caustique et morose. Ce vieillard l’entraîne, le conduit dans la grande rue du monde, qui est l’hypocrisie, « rue, selon l’auteur, où chaque homme a une maison, un logement ou au moins un lieu de halte. Les uns y vivent ; heureux ceux qui ne font qu’y passer ! » Quevedo assiste ainsi au long défilé de toutes les hypocrisies humaines, imprimant à chacune d’elles un stigmate ineffaçable par la bouche de l’implacable vieillard. Le Désenchantement lui montre à chaque pas le vice et la mollesse de la conscience se voilant d’austérité, l’égoïsme audacieux et rusé prenant le masque de l’humanité et de la philanthropie, l’inconstance volage du cœur se cachant sous une fidélité trompeuse, la cupidité prenant le nom d’amour, et jusqu’à la difformité physique elle-même s’évertuant à se dissimuler sous une beauté artificielle. C’est une véritable procession de vices, de ridicules bariolés, fantasques, se faisant place dans le monde par le mensonge. Rien, on peut le dire, ne manque à cet étrange tourbillon où tout vit, tout s’agite, tout se personnifie sous la plume inventive et ardente de Quevedo.

Faut-il un autre tableau ? Qu’on prenne ce songe ironique et funèbre, el Sueño de las calaveras. C’est le réveil général des morts appelés au jugement suprême et rassemblant leurs membres dispersés qui ne peuvent se rejoindre. Ici ce sont les luxurieux « qui ne veulent pas reprendre leurs yeux pour ne point porter témoignage contre eux-mêmes devant le tribunal ; là, les médisans qui ne veulent point retrouver leur langue. » Plus loin, ce sont des marchands « qui mettent leur ame au rebours et portent leurs cinq sens dans le creux de la main droite… » Peut-on oublier ce procureur, Prométhée d’un nouveau genre, dont un vautour ronge sans cesse les ongles toujours renaissans, et ce juge, qui lave éternellement ses mains dans un ruisseau, ne pouvant en arracher la graisse que les solliciteurs y ont mise ? Il est un autre personnage qui n’est pas moins curieux et vrai, c’est un mort d’humeur mélancolique et fâcheuse, maigre et décharné, qui s’avance le premier de tous dans cette phalange. Veut-on savoir son nom proverbial et populaire ? C’est l’autre, ce mythe singulier, cet être anonyme qui joue un si grand rôle dans la vie. Les propagateurs de mauvais bruits lui attribuent leurs calomnies, les ignorans leurs sottises, les pédans leurs citations équivoques, les grands politiques leurs nouvelles du matin. Les Latins l’appelaient quidam. Qu’on le nomme aujourd’hui un certain auteur, un ancien écrivain, ou bien encore je ne sais qui, une personne bien informée, c’est toujours l’autre, qui n’a jamais réclamé, mais qui conserve,