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pour résultat don Quichotte, œuvre unique, épopée humaine qui marque la maturité de l’ironie en Espagne, au moment où le génie national descend de sa sphère d’idéalisme chevaleresque pour se rattacher à la terre. Tel est aussi, dans un rang inférieur, le caractère de toute la littérature picaresque, cette suite d’études satiriques de mœurs, iliade populaire et charmante de tous les vagabondages, de toutes les pauvretés insouciantes, de toutes les industries hasardeuses : Lazarille de Tormès, Guzman de Alfarache, le gran Tacaño, les nouvelles de Cervantès, Rinconette et Cortadillo, la Gitanilla de Madrid, et jusqu’à ce dialogue si fin et si spirituellement moqueur entre les chiens Cipion et Berganza. Tous ces écrits, trop peu lus, trop jugés sur parole, si substantiels dans leur frivolité, sont les divers épisodes de cette iliade humoristique qui a une singulière unité, quoiqu’elle soit l’œuvre de bien des auteurs, et où on aurait tort de ne voir qu’une amusante et peu scrupuleuse apologie des héros des présides. C’est, au contraire, un cadre mouvant et libre où toutes les physionomies sociales peuvent trouver place, depuis le bohémien errant sans foyer et sans lois, qui ne cherche sa règle que dans la nature et se contente du ciel pour abri, jusqu’au gentilhomme fier et nécessiteux, depuis le moine sensuel et ignorant jusqu’au juge cupide et vénal. N’est-ce point le vaste ensemble d’une société tout entière qui se révèle au regard étonné de l’étudiant don Cléofas dans le Diable boiteux ? Un souffle inépuisable de gaieté facile et d’enjouement railleur circule dans ces créations picaresques. Il ne faut pas croire, du reste, que cette ironie recule, par momens, devant les questions les plus vives, les plus sérieuses. Qu’on relise attentivement cette page forte et touchante de Guzman de Alfarache sur le riche et le pauvre, qui commence ainsi : « Le pauvre est comme une monnaie qui n’a point cours… » et continue sur un ton d’amertume résignée : « … S’il veut parler, on ne l’écoute pas ; celui qui le rencontre le fuit ; s’il donne un conseil, il excite les murmures ; s’il fait des miracles, c’est un sorcier ; sa vertu est hypocrisie, son moindre péché est un blasphème ; sa pensée est châtiée comme un crime ; de justice, il n’en est point pour lui, et il faut qu’il en appelle à l’autre vie des injures qu’il reçoit. Ses besoins, il n’est personne qui songe à y pourvoir. Qui le console dans ses épreuves ? qui lui fait compagnie dans sa solitude ? Nul ne vient à son aide ; chacun lui fait obstacle au contraire… Combien il en est autrement du riche !… » Ne sent-on pas comme une secrète éloquence qui fermente intérieurement et vient animer par intervalles cette surface légère sous laquelle elle se cache ? Bien peu de détails personnels sont restés sur Mateo Aleman, l’auteur de Guzman de Alfarache, comme sur la plupart de ceux qui ont créé avec lui le genre picaresque. Un biographe dit seulement que le désir d’écrire son ingénieuse histoire l’emporta chez Aleman sur la convenance des honnêtes