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nommée l’Imposteur, soit publiquement, soit en particulier, sous peine d’excommunication. » Cette interdiction allait, comme on voit, beaucoup plus loin que celle dont le parlement voulait maintenir l’effet. Elle atteignait tous ceux qui s’étaient mis jusque-là hors du public, le roi compris. Cependant les comédiens députés furent gracieusement reçus au camp devant Lille ; ils en rapportèrent cette réponse : « qu’après son retour, le roi ferait examiner de nouveau la pièce et qu’ils la joueraient. » Lille se rendit le 27 août, le roi était de retour à Saint-Germain le 7 septembre, et l’on n’entendit plus parler du Tartufe.

Ici encore le silence absolu des contemporains nous laisse dans une ignorance complète de ce qui put se passer entre le comédien et le roi. Il est certain que celui-là avait parlé haut et clair, que celui-ci avait répondu obscurément ; il est certain encore que le roi recula une seconde fois devant les manifestations contraires à sa volonté, puisqu’il ne fit pas jouer alors, ni long-temps après, la pièce incriminée ; mais, malgré l’éclat de cette affaire dans Paris, malgré l’intérêt qu’y avaient pris deux puissances de l’état, le parlement et l’archevêque, malgré tant de motifs pour qu’elle fût partout un objet de curiosité ou de dispute, il ne nous est pas resté un seul mot de cet évènement et de ce débat. Les faits seuls, et des faits négatifs, nous en instruisent quelque peu. Après le retour du roi, trois mois se passent sans qu’en voie nulle part figurer Molière. Au mois d’octobre, sa troupe est appelée à jouer devant le roi, et c’est un autre auteur, de Visé, qui fournit pour cette occasion le divertissement de Délie. Au commencement de novembre, la cour étant à Fontainebleau, c’est encore une pièce comique du même de Visé, jouée par les mêmes comédiens, qui termine les fêtes. Il ne parait pas qu’on eût vu Molière davantage sur la scène du Palais-Royal, car Robinet écrit le samedi 31 décembre :

Veux-tu, lecteur, être ébaudi ?
Sois au Palais-Royal mardi.
Molière, que l’on idolâtre,
Y remonte sur son théâtre.

Était-ce une nouvelle atteinte de sa maladie qui avait causé cette retraite ? N’était-ce pas plutôt un fier ressentiment de l’abandon où le roi l’avait laissé à l’occasion du Tartufe ? Nous n’en savons rien. Ce que nous voyons, c’est que Molière reparut devant le public le 3 janvier 1668, que le 5 du même mois il jouait aux Tuileries le Médecin malgré lui, que le 13 il donnait sur son théâtre Amphitryon, et que le 16 il représentait cette nouvelle pièce à la cour. Si, comme nous sommes enclin à le penser, il y avait eu du dépit, du chagrin, de la bouderie dans cette éclipse de trois mois, on peut juger ce qu’avaient de sens et ce que durent produire d’effet ces vers qui commencent presque la comédie d’Amphitryon et que Molière débitait lui-même dans le rôle de Sosie :

Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis ?
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature
Obligé de s’immoler ;