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et Baron figure un troisième personnage appelé le duc de Bellegarde, et il n’était besoin que de ce nom pour s’apercevoir qu’on lisait une fable. Le seul duc de Bellegarde qu’il y ait eu en France était Roger de Saint-Lary, mort en 1646. Il eut bien un neveu, fils de sa sœur et mari de sa nièce, Jean-Antoine Arnaud de Gondrin, marquis de Montespan, qui se fit nommer par ses amis, et sans conséquence, duc de Bellegarde ; mais c’était, au temps où l’on met cette hideuse aventure, un vieillard septuagénaire, retiré du monde, et qui, mort dans un âge très avancé, n’a laissé aucune espèce de souvenir. Les noms des personnages célèbres, de ceux surtout qui ont brillé dans les fastes de la galanterie, semblent toujours être à la disposition des romanciers ignorans, et il n’est pas douteux que l’auteur de la Fameuse comédienne n’ait pris celui-ci par quelque mémoire vague du brillant seigneur qui l’avait porté sous Henri IV et sous Louis XIII, sans plus de souci de l’anachronisme que des érudits, hélas ! n’en prenaient tout à l’heure, quand ils attribuaient à un homme mort en 1655 un ouvrage de 1688. Ce qu’il fallait dire encore sans crainte aucune, c’est que, même à part cette preuve matérielle de fausseté, le récit qui la contient est démenti par toute la vie de Molière, même par ce qui s’y laisse voir de moins glorieux. Son triple ménage avec la Béjart, la Débrie et sa femme indique assez des habitudes toutes contraires à celle que veut lui prêter ici l’auteur de la Fameuse comédienne, qui raconte d’ailleurs ces choses tout uniment et comme s’il s’agissait de mœurs ordinaires. On sait que, grace au ciel, l’infamie n’a jamais manqué à ce genre de dépravation, et Molière, souvent attaqué, n’eut jamais à baisser le front devant un reproche qui l’aurait mêlé avec les Boisrobert et les d’Assoucy.

Retournons maintenant aux suites des fêtes de Versailles dont ce vilain livre, si chéri des biographes, nous a trop écarté. S’il nous a fallu retrancher de l’histoire de la femme quelques amans illustres, nous pouvons ajouter une circonstance fort remarquable à l’histoire du mari. Le Tartufe restait défendu « pour le public, » ce qui le rendait, pour les auditeurs privilégiés, un plaisir de haut goût. Le roi avait eu tant de part dans le délit reproché à l’auteur par les dévots de la ville, qu’on ne pouvait véritablement l’en croire fort irrité. Une occasion se présenta bientôt, et la plus singulière assurément qui se pût offrir, de montrer à tous combien peu avait été altérée la faveur du comédien. On sait l’insulte faite à l’ambassadeur de France dans la ville de Rome, l’an 1662. Après bien des pourparlers et des menaces, l’affaire s’était accommodée de la façon la plus honorable pour la France, et le pape envoyait au roi un légat chargé de rendre la satisfaction complète. Ce légat, cardinal et neveu du saint-père, fut extrêmement fêté de la cour, et, parmi les divertissemens qu’on lui offrit à Fontainebleau, la comédie ne fut pas oubliée. Le mercredi 30 juillet, l’auteur du Tartufe et sa troupe jouèrent la Princesse d Élide devant l’envoyé de Rome. Il parait même qu’on lui fit venir l’envie d’entendre une lecture de cette pièce qui venait de scandaliser les gens, et Molière se vanta bien haut d’avoir obtenu son approbation. Cependant l’ouvrage s’achevait. Les trois premiers actes, joués à Versailles, furent représentés une seconde fois le 25 septembre à Villers-Coterets, où le roi était allé visiter son frère, et la pièce entière fut essayée au Raincy, chez le prince de Condé, le 29 novembre. C’était encore là une approbation dont Molière pouvait se faire honneur, comme de celle d’un homme éclairé, d’un excellent juge pour les choses d’esprit ; mais c’est une étrange méprise que de faire