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parmi lesquels il y en eut trois, non pas des plus obscurs, qu’elle rendit heureux tour à tour, l’un par intérêt, l’autre par amour, le dernier par dépit. Sans entrer plus avant dans cette intrigue, il faut voir d’abord d’où elle est parvenue aux écrivains de quelque crédit qui l’ont ramassée. Entre les milliers de pamphlets, d’histoires controuvées, de romans stupides, que répandit sur la terre étrangère l’émigration protestante de 1685, s’était trouvé un livret ordurier, fait pour l’amusement de ce qu’il y avait de moins délicat dans les gens de théâtre, et dicté par une haine de mauvais aloi contre la veuve véritablement indigne de Molière. Cet ouvrage, publié en 1688, à Francfort, avait pour titre : la Fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin. Quoiqu’il s’en fût fait en peu de temps deux ou trois éditions, on peut tenir pour certain qu’il ne s’était pas élevé encore au-dessus de la classe de lecteurs pour laquelle il était fait, quand il plut à Bayle, qui ne haïssait pas le commérage graveleux, d’en tirer quelques citations pour son Dictionnaire, et depuis il est devenu une autorité pour les gens qui aiment à transcrire des pages toutes faites. On est allé même jusqu’à lui chercher un auteur, et nous avons sous les yeux ce passage d’un livre justement considéré : « Lancelot et l’abbé Lebœuf croyaient cet ouvrage de Blot ou du célèbre La Fontaine (note tirée des Stromates de Jamet le jeune par l’abbé de Saint-Léger) ; » ce qui fait quatre noms employés au service d’une sottise, l’ouvrage étant certainement postérieur à 1685, et Blot étant mort dès 1655. Quant à La Fontaine, nous laisserons toute liberté à ceux qui croient retrouver son style dans le verbiage plat et vulgaire de ce libelle, que l’homme le moins habitué au commerce des coulisses reconnaîtra sans peine pour venir de là et devoir y rester. Maintenant il faut dire que l’auteur, quel qu’il fût, comédien ou comédienne, qui pouvait connaître quelque chose du portier de l’hôtel Guénégaud, ne savait pas le premier mot de la cour de France, où il place l’historiette dont nous parlons. C’est à Chambord qu’il fait jouer la princesse d’Élide, et les trois amans qu’il donne à Mlle Molière sont l’abbé de Richelieu, le comte de Guiche et le comte de Lauzun. Prendre ces noms n’était pas chose difficile, car ils avaient assez retenti ; mais, outre que l’on ne voit nulle part la moindre trace d’une liaison pareille chez les deux derniers surtout, il se trouve encore par grand hasard que les deux premiers n’étaient alors ni à Versailles, ni à Paris, ni en France, que l’abbé de Richelieu était en Hongrie et le comte de Guiche en Pologne ; ce qui nous dispense sans doute de chercher s’il n’y aurait pas aussi un alibi pour le troisième.

Certes, s’il ne s’agissait que de l’honneur d’Armande Béjart, nous mettrions peu d’intérêt à relever ces mensonges, et nous abandonnerions volontiers la femme de Guérin au caquet de ses pareilles ; mais il s’agit de Molière, et, dans ce livre, publié quinze ans après sa mort, on le fait agir et parler, à tel point que ses biographes ont cru l’entendre et ont dévotement recueilli ces reliques de sa conversation, ces confidences de sa pensée. Ce qu’il y a de pire dans cet emprunt, c’est que, tout à côté des feuillets que l’on copiait avec amour, il y en a d’autres que les biographes ont fait semblant de ne pas voir, parce qu’ils accusaient Molière d’un vice honteux. Ces feuillets, qui ne sont ni plus ni moins vrais que le reste, il fallait oser les regarder, les éprouver, comme nous avons déjà fait, par un peu d’étude historique, et cette confrontation aurait conduit à rejeter le tout avec même dédain. Dans le sale et odieux récit qui concerne Molière