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toujours celui-là. Nous devons ajouter que jamais traité public, où la foi du monarque aurait été solennellement engagée, ne fut exécuté plus sincèrement ; qu’en aucun temps, dans aucune circonstance, la sauve-garde donnée à l’écrivain contre tous les ressentimens qu’il pourrait provoquer ne parut se retirer de lui. C’est se moquer de nous, comme les historiens font trop souvent, que de mettre Molière au nombre des penseurs qui souffrirent en leur temps la persécution. Jamais homme, au contraire, et ceci est à sa louange, n’alla plus droit son chemin, et ne se sentit, dans toute sa course, moins ébranlé. Il eut, en effet, les ennemis qu’il chercha : des rivaux, des particuliers, des classes d’hommes, des professions, des cabales, voire des croyances ; mais ni individus, ni corps, ne purent lui faire aucun dommage, ne se hasardèrent seulement à tenter contre lui rien de ce qui se traduit par la violence. La guerre incessante qu’il soutint contre les travers et les ridicules de son siècle lui rapporta de nombreux triomphes et ne lui coûta pas une blessure. Partout et toujours on le voit encouragé, récompensé, indemnisé. Quand on voulut l’attaquer par les voies qui agissent sur l’opinion, il eut toute liberté pour la riposte ; il s’en servit, on pourrait dire qu’il en abusa, et la cruauté même à laquelle il se laissa parfois entraîner fut prise chez lui pour une revanche légitime. Celui à qui ces choses sont arrivées ne fut certainement pas un pauvre hère, faisant son métier de moqueur à ses périls et risques, exposé à la vengeance et craignant le désaveu. Un caprice, cette fois éclairé, de la puissance souveraine lui en avait communiqué ce qui donne la confiance et la force ; son talent lui fournissait le reste. A vrai dire, il y a de Louis XIV deux créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière.

Il est facile de trouver dans les œuvres de celui-ci la trace de cette impulsion donnée à son génie par un pouvoir qui l’excite, l’élève et l’autorise. Jusqu’au jour où Molière trouva un protecteur dans Louis XIV, nous pouvions presque nous impatienter de voir ce qu’il fallait de temps, d’hésitations, pour mettre en train ce philosophe, ce railleur, que nous savions être allé si hardiment et si loin. L’Étourdi, en 1653, le Dépit amoureux, en 1656, deux pièces pour la province ; à Paris, les Précieuses ridicules, en 1659, Sganarelle, en 1660, Don Garcie de Navarre, en 1661 : que de chemin perdu ! combien de détours pour arriver, après quelques éclairs de verve comique, à choir honteusement dans une œuvre héroïque et galante ! Laissez-le faire pourtant. Qu’il se trouve un beau jour face à face avec cette royauté qui seule pouvait lui donner l’essor, qu’il se sente échauffé par les rayons de ce soleil, que le sourire du roi lui promette appui, et, avant trois ans, vous l’aurez vu atteindre le dernier degré d’audace que l’imagination puisse concevoir en un temps comme le sien : il aura fait le Tartufe.

Nous n’en sommes pas encore là, et Molière n’a qu’à se relever d’un mauvais pas, pour tout autre peut-être désespéré. Il reprend, à cet effet, le personnage de Sganarelle qui lui a réussi une fois ; il le place, avec son humeur narquoise et brutale, dans une intrigue vulgaire, qu’il anime de sa plus vive gaieté, de son naturel le plus vigoureux, de son style le plus mordant, et il donne au public l’École des Maris ; au public d’abord, cela est hors de doute. La pièce fut représentée pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 juin 1661. Les frères Parfaict, qui se trompent rarement, ont cru trouver ce fait démenti par un passage de Loret, et le malheur a voulu qu’une faute d’impression les ait