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qui ne fait déjà que trop de victimes, ou bien pour choisir, pour préparer, par un consciencieux triage, par une initiation intelligente, des poètes et des artistes dignes d’être appelés et applaudis plus tard à la Comédie-Française ? Ce théâtre, qui, par la continuité même de ses relations avec la jeunesse, devrait s’imposer la réserve et l’austérité d’une seconde éducation littéraire, semble, au contraire, prendre à tâche d’abaisser barrières et entraves, de caresser, par de décevantes complaisances, les illusions vaniteuses, les désirs irréfléchis des auteurs de vingt ans, et de donner raison aux mauvaises pièces contre les obstacles qui les arrêtent, contre les critiques qui les attendent. Aussi les nouveautés se succèdent, à ce théâtre, sans mériter d’examen sérieux. Il en est une pourtant qui a eu presque les honneurs de la persécution et du scandale. L’auteur des Atrides s’est imaginé sans doute que des passions réelles et hostiles s’étaient soulevées autour de son œuvre ; il n’en est rien : ce qui a causé sa chute bruyante, c’est tout simplement qu’il s’est trop pressé de prendre au sérieux la renaissance de la tragédie ; il a été victime d’une réaction nouvelle, inévitablement amenée par cette autre réaction qui put faire croire, il y a cinq ou six ans, à la tragédie restaurée. Ceux qui se contentent de juger à la surface le courant des littératures croient que ce courant porte avec lui ce qui n’est qu’un mobile incident du paysage, momentanément réfléchi par l’onde rapide. Non, le flot est toujours le même ; chaque siècle a le sien, et on irait jusqu’au fond du nôtre, que la tragédie ne s’y retrouverait plus.

Connaître les concessions qu’il faut faire à une époque et à un public pour qu’il vous les rende au centuple, c’est là une des grandes habiletés dramatiques nul ne la posséda mieux que Casimir Delavigne. Son Don Juan d’Autriche, repris l’autre soir au Théâtre-Français, révèle cet art ingénieux de combiner dans une exacte mesure la témérité et la sagesse. Fidèle à une poétique que le public ratifie toujours, parce qu’elle place à son niveau les personnages et les proportions d’un drame historique, Casimir Delavigne rapetisse volontiers ses héros ; nous sommes, hélas ! bien loin de cette immense poésie qui, avec un petit prince danois et une légende fantastique, trouve moyen de créer un monde où s’agitent tous les problèmes de la destinée humaine. Avec Charles-Quint, Philippe II, don Juan, avec l’inquisition, la cour d’Espagne, la lutte de deux religions et de deux amours, Casimir Delavigne n’a fait qu’un tableau de genre. Une fois ce système admis, on doit rendre justice à cette adresse, à cette convenance dont Casimir Delavigne n’a jamais donné des preuves plus frappantes que dans Don Juan d’Autriche. Jouée avec beaucoup de distinction et d’ensemble, cette pièce variera agréablement le nouveau répertoire. Dussé-je encourir les foudres désintéressées de M. Viennet, je suis pourtant forcé de remarquer que cette couleur voltairienne répandue dans le dialogue fatigue à la longue et fait l’effet d’une retouche de M. Pérignon sur de vieux portraits de Vélasquez. Ce fut là encore un des secrets de Casimir Delavigne ; chaque fois qu’il voulait risquer quelque chose, essayer un peu de nouveauté au théâtre, il avait soin d’atténuer et d’adoucir l’effet de sa hardiesse en y mêlant une dose de ce qu’il savait être agréable à son public. Trop prudent pour lui rompre en visière, il lui faisait admettre une innovation dramatique au moyen d’une épigramme contre les moines, et une situation neuve en y glissant une phrase de l’Essai sur les mœurs ; il eut, en un mot, sinon toutes les audaces du génie, au