œuvres défigurées de Schiller et de Shakspeare avec des énormités mélodramatiques étalées d’avance au rez-de-chaussée des journaux. Que M. Dumas traite ses propres inventions avec cette brusquerie cavalière, il en a le droit, et ce n’est pas nous qui réclamerons ; mais il nous semble que Schiller et Shakspeare mériteraient un peu plus de respect. Plus il serait utile d’initier le public, par des traductions consciencieuses, à ces beautés originales qui ne lui sont pas encore familières, plus il y a d’inconvénient et de péril à lui donner pour du Shakspeare ce qui n’en est que la pâle et infidèle copie : ce n’est plus gaspiller son propre bien, c’est aliéner le bien d’autrui.
Oui, de semblables tentatives exigent un désintéressement, un dévouement à la poésie et à l’art qu’il serait dérisoire de demander aux modernes dramaturges. L’écrivain qui entreprend un travail de ce genre doit faire abnégation de lui-même. Au lieu d’être guidé par l’idée du succès, du contact immédiat de l’œuvre avec la foule, il doit s’enfermer pour ainsi dire avec le poète qu’il traduit, comme s’il n’existait au monde que l’idéale statue dont il essaie de soulever le voile. C’est par cette contemplation solitaire, silencieuse, réfléchie, qu’il peut pénétrer, comprendre, puis s’assimiler peu à peu les beautés du modèle, et, à l’aide d’un second travail contenu en germe dans le premier, devenir à son tour initiateur et interprète, agrandissant ainsi tout à la fois l’influence du maître qu’il fait connaître à un nouveau public, et le domaine de la littérature qu’il enrichit d’un nouveau chef-d’œuvre. C’est l’exemple qu’a donné Goethe ; c’est ce qu’ont tenté après lui quelques poètes sincères. Ce désir de prendre pied dans les répertoires étrangers, d’ajouter quelques fiefs aux limites un peu restreintes de notre art dramatique, fit partie de la période littéraire d’où est sortie l’école nouvelle, et c’est à ce mouvement que se rattache, entre autres, la belle traduction d’Othello, par M. Alfred de Vigny. Aujourd’hui qu’il n’est plus question des querelles qui inspiraient alors les traductions comme les tentatives originales, nous croyons que cette voie n’est cependant pas épuisée, et qu’on pourrait de temps à autre, pourvu qu’on y mit toute la réserve et tout le respect nécessaires, donner au théâtre des traductions de drames étrangers, non plus comme prétextes de discussions, mais comme sujets d’études, non plus comme problèmes à débattre, mais comme modèles à imiter, non plus comme élémens d’une révolution littéraire, mais comme bases d’un traité de paix et de libre échange entre les diverses littératures. Avons-nous besoin de dire que ces idées générales ne sont entrées pour rien dans cette imitation d’Hamlet jouée au Théâtre-Historique ? Deux exemples nous suffiront pour faire comprendre avec quel sans-gêne les auteurs ont traité Shakspeare. Quiconque a lu Hamlet a gardé présent à l’esprit cette admirable exposition du drame, cette première apparition du fantôme sur la plate-forme. Bernardo et Marcellus n’ont pas encore échangé dix paroles, que déjà se révèle tout le côté légendaire du sujet, que l’imagination saisie, dominée, accepte du premier coup cette puissance mystérieuse qui doit planer sur toute la pièce et engager Hamlet dans une lutte où la raison et la folie se disputent son ame, où cette ame maladive, se débattant contre un arrêt sorti de la tombe, finit par s’effrayer du réel, par s’élancer dans le monde des chimères et par tomber au bord de l’abîme. Hamlet est là tout entier. Shakspeare, avec cette habileté magistrale qui en sait plus que les dextérités vulgaires, a compris que, pour jeter le spectateur en plein drame, pour