Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représente l’Ister pliant sous le joug romain, et où les tombeaux des ancêtres parlent encore de courage et de vertu. » La jeunesse tient à honneur de suivre ces salutaires inclinations de l’esprit roumain. Après avoir parcouru la France en explorateurs sympathiques, les Moldo-Valaques accomplissent donc leur pèlerinage à Rome, d’où ils ne sortent point sans emporter avec eux l’image de l’airain vénéré sur lequel est inscrit l’acte de naissance de la nation roumaine.

Il est peu de boyards qui ne fassent aujourd’hui le voyage de France et d’Italie. Aussi, sauf l’usage oriental d’offrir les pipes, les confitures et les sorbets à tout visiteur, les salons de Bucharest ne diffèrent-ils en rien des nôtres. Nos journaux et nos livres sont déployés et ouverts sur les tables ; si l’on ne chante point quelque morceau de nos opéras, on lit à haute voix nos vaudevilles à la veillée ; on y discute notre politique avec passion ; l’on y sait par cœur nos hommes d’état, qui se gardent bien de payer de retour. Enfin nous y sommes reçus, si obscurs que nous soyons, avec un empressement fraternel, et aussitôt nous avons lieu de nous y sentir comme en famille. On a peu le loisir ou l’occasion de se rappeler qu’à Bucharest l’on est dans un pays vassal de la Porte Ottomane. A la vérité, rien n’y marque son pouvoir ; il n’y a là ni croissant, ni minarets, ni trace aucune d’un Turc, et un drapeau à trois couleurs, qui porte dans ses plis l’aigle romaine avec la croix dans son bec, flotte seul à la tête des bataillons d’une milice disciplinée à l’européenne.

Il y a seulement un demi-siècle, ce pays qui prend aujourd’hui si promptement tous les dehors de notre civilisation, soumis encore à la dangereuse influence des Fanariotes, gémissait dans les liens d’une civilisation toute byzantine. Tandis que le peuple souffrait d’exactions odieuses, les boyards, enveloppés dans leurs longues robes asiatiques qui convenaient à leurs goûts de satrapes, entourés d’esclaves zingares, donnaient à l’Europe le spectacle de chrétiens enchaînés aux mœurs dissolues du Bas-Empire et de l’ancien Orient. Bucharest, composé de grands villages réunis, au milieu desquels s’élevaient quelques hôtels de belle apparence, n’était qu’une ville orientale inférieure peut-être aux grandes villes de la Turquie slave. Enfin, les paysans de la plaine habitaient presque généralement dans des huttes souterraines. Par quelle heureuse révolution la face du pays s’est-elle ainsi transformée en si peu de temps ? Comment les cultivateurs sont-ils sortis du sein de la terre ? comment les boyards se sont-ils arrachés à leur oisiveté énervante ? comment ont-ils dépouillé ces vêtemens de femmes qui les distinguaient de la société européenne ? comment des hommes tombés au-dessous des Grecs du Bas-Empire sont-ils redevenus si lestement d’excellens patriotes roumains, tout appliqués à nous ressembler par le dehors et par le dedans ? C’est l’effet de cette vive ardeur que l’excès de