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Ce ne serait point éclairer suffisamment cette partie de la situation que de passer sous silence la cause la plus sérieuse peut-être qui la rende si lourde nous voulons parler du mouvement socialiste qui trône au Luxembourg pour rayonner de là sur la capitale et sur le pays. On prêche là bien haut l’organisation du travail, et, en attendant l’organisation complète, on avoue tout bas que les essais partiels affament les travailleurs. Le jour où le gouvernement, au lieu de remuer dans le vide ce mot sonore d’organisation, décréterait en principe la liberté du travail, ce jour-là il rappellerait plus d’argent dans les comptoirs et plus de bras dans les ateliers qu’il n’en aura jamais en convoquant tous les marchands de diamans pour acheter les pierreries de la couronne, et tous les ouvriers sans ouvrage, serruriers, peintres et menuisiers, pour bêcher le Champ de Mars. La révolution de 1848 s’est faite, à ce qu’on nous assure, pour inaugurer dans la société française le principe évangélique de la fraternité. Ce qu’il y a de certain, c’est que ses manifestations les plus éclatantes ont été jusqu’ici beaucoup moins produites par le principe même en tant qu’idée pure et sublime que par l’explosion d’appétits très équitables peut-être, mais à coup sûr très vulgaires. La révolution de 89 s’est faite au nom de toutes les idées abstraites qui avaient fermenté pendant un siècle. La révolution de 1830 s’est faite en vertu d’une répulsion nationale. Ce qu’il y avait d’élevé dans ces causes diverses s’est traduit tout de suite dans les préoccupations publiques. La révolution de 1848 doit apprendre au monde ce que c’est que la fraternité, et, comme premières leçons, nous n’avons encore vu que les réclamations très fondées, soit, mais aussi très étroites et très sèches des intérêts les plus matériels et les plus spéciaux. N’est-ce pas un étrange commentaire que de lire sur tous les murs au-dessous de cette devise : Liberté, égalité, fraternité, cette adresse, beaucoup moins poétique : Les corroyeurs, ou les marbriers, ou les tailleurs, ou les cuisiniers, se réuniront tel jour, dans tel lieu, pour s’entendre sur les intérêts de leur partie ?

Savez-vous ce qu’ils ont réalisé, ceux qui provoquent les sollicitations ridicules ou menaçantes de tous ces besoins aveugles ? Ils recommencent en l’honneur des ouvriers cet appel aux intérêts matériels qu’ils reprochaient à bon droit comme une honte au règne de la bourgeoisie. Oui, nous l’avons dit, la bourgeoisie s’est préparé la rude épreuve qu’elle subit maintenant, à force de soigner son bien-être, au lieu de s’appliquer à l’éducation progressive des masses. Armée pour le bien de tous de la liberté des industries, elle pouvait la modérer avec intelligence, comme se modèrent toutes les libertés qui vivent sagement et généreusement. Elle pouvait, en sauvant la concurrence, qui est le nerf des états comme des individus, préserver les plus faibles en surveillant les plus forts. Toute société régulière pourra cela dès demain, sans avoir besoin de se changer en phalanstère ou en couvent, sans substituer le champ communal et l’atelier national à l’atelier du petit fabricant et au champ du petit cultivateur. La société qui a gouverné depuis 1830 est arrivée où elle en est aujourd’hui, parce qu’elle a calculé ses bénéfices bruts sans en défalquer jamais les souffrances de ses travailleurs. La révolution de 1848 va-t-elle donc seulement retourner la question et calculer les bénéfices des travailleurs d’en bas, sans s’inquiéter de froisser les travailleurs d’en haut ? Il n’y aurait alors là que des représailles, et la fraternité des ouvriers signifierait l’oppression des maîtres. Nous reviendrions au moyen-âge, où ce mot de fraternité s’entendait du lien de chaque petite corporation