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à cheval, l’autre à pied. S’avançant vers l’estrade du roi, il lui cria « Sire, quelle justice est-ce là ? » Le roi ne répondit point. Alors Vasco, élevant la voix : « Chevaliers de Castille et de Léon, s’écria-t-il, ne rougissez-vous pas de ce qui se passe aujourd’hui sous les yeux du roi notre sire ? Quoi ! dans un champ qu’il donne, des armes cachées pour tuer ceux qui viennent y défendre leur prud’homie et leur noble sang ! » Puis, continuant à se battre en désespéré, il donna tant d’affaires à ses deux assaillans que le roi, estimant sa valeur, et honteux un peu tard du rôle qu’il jouait, ordonna de séparer les champions et les déclara tous les trois prud’hommes. Ainsi se termina ce duel, que l’opinion publique jugea déloyal. Mais, si la partialité du roi pour les demandeurs y fut manifeste, il n’est pas certain qu’il fût complice de la trahison. On doit même signaler à ce sujet une variante remarquable dans les manuscrits d’Ayala. Dans les plus modernes, on lit que les quatre javelots avaient été cachés sous le sable par ordre du roi, tandis que ce fait est omis dans les manuscrits plus anciens. Il est donc permis de croire à l’interpolation d’un copiste malveillant[1].

Aux circonstances du duel que je viens de rapporter, on comprend que Froissart, admirateur enthousiaste des chevaliers de France et d’Angleterre, traite de barbares, en maint endroit de ses admirables chroniques, les chevaliers du reste de l’Europe, et surtout les Espagnols. Probablement, à cette époque, aucune lice de France ou d’Angleterre n’eût offert de spectacle semblable au combat de Séville. Un autre fait du même genre, et qui suivit de près le précédent, montre qu’on se piquait peu en Castille de cette loyauté chevaleresque qui, cherchant à égaliser les forces des champions dans les duels judiciaires, ôtait à ces absurdes épreuves quelque chose de leur atrocité. La même année, don Pèdre permit le combat en champ clos entre deux habitans de Zamora, dont l’un dans la force de l’âge, nommé Pero de Mera, accusait de trahison un certain Juan Fernandez, surnommé le Docteur, vieillard septuagénaire et accablé d’infirmités. Tous les deux étaient à cheval, mais le Docteur n’avait pas d’éperons. Hors d’état de diriger sa monture, il essaya de combattre à pied ; mais, en voulant descendre de cheval, il se laissa tomber. Pendant qu’il était étendu à terre, immobile sous le poids de son armure, son adversaire survint, qui l’égorgea comme un animal à la boucherie[2]. Telles étaient les mœurs du moyen-âge, lorsque le vernis brillant de l’honneur chevaleresque n’en déguisait pas la barbarie.


P. MÉRIMÉE.

  1. Ayala, p. 330.
  2. Ayala, p. 350, note 3. Abr.