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anecdote remarquable, qui donnera une idée de ce qu’était alors la justice en Espagne. Elle contrarie singulièrement les idées romanesques que l’on se fait en général sur la loyauté qui présidait aux combats judiciaires ; en outre, elle contient une accusation grave contre don Pèdre, et sur un point de son caractère jusqu’alors exempt de reproche ; je veux dire ses sentimens de chevalier.

Peu après la mort de Gutier Fernandez, le roi, étant à Séville, donna le champ, c’est-à-dire autorisa un duel sous ses yeux entre quatre gentilshommes. Les demandeurs étaient deux écuyers léonais, Lope Nuñez de Carvalledo et Martin de Losada. Ils accusaient de trahison deux frères, écuyers de Galice, Arias et Vasco de Baamonte. On disait que cette provocation avait lieu à l’instigation du roi, et que le seul crime des défendeurs était leur parenté éloignée avec Gutier Fernandez. Les quatre champions étant entrés dans la lice avec le chambellan du roi, Martin Lopez, qui faisait les fonctions de maréchal du camp, on vit Lope Nuñez mettre pied à terre et courir çà et là dans l’arène comme s’il cherchait quelque chose. D’après la loi du duel, les combattans pouvaient se servir de tous les avantages qui s’offriraient à eux sur le terrain, par exemple ramasser des pierres s’ils en trouvaient et les lancer à l’ennemi. Par une interprétation judaïque de cette convention, des armes, qui se seraient trouvées fortuitement sur le lieu du duel, pouvaient être ajoutées à celles que les combattans apportaient dans la lice. Mais d’ordinaire on se rencontrait dans un enclos sablé, visité soigneusement d’avance par le juge qui présidait au combat, et il devait s’être assuré qu’il n’offrait que des chances égales aux deux parties. En outre, c’était le devoir du maréchal de veiller à ce qu’aucun des spectateurs ne vînt en aide aux champions, et, à cet effet, il entrait avec eux dans l’arène. Cette fois, la partialité du maréchal ne fut pas douteuse. Martin Lopez, qui paraissait comprendre seul l’action de Lope Nuñez, encore inexplicable aux assistans, caracolait dans la lice, et, chaque fois qu’il passait sur un certain endroit, il frappait la terre d’un long roseau qu’il tenait à la main. Ce signe n’échappa point à Lope Nuñez. Écartant le sable avec ses mains, il en retira quatre javelots évidemment enterrés à dessein. Il s’en servit et les lança de loin au cheval d’Arias Baamonte. Le cheval blessé, rendu furieux par la douleur, emporta son maître hors des barrières. Quitter la lice, même par suite d’un accident fortuit, c’était être vaincu[1]. Aussitôt les alguazils se saisirent d’Arias et le livrèrent au bourreau, comme étant déclaré traître par le jugement de Dieu. On le tua sur la place. Cependant Vasco de Baamonte demeurait dans la lice et se défendait vaillamment contre ses deux adversaires, qui l’attaquaient l’un

  1. Voir dans le Romancero du Cid, le duel des fils d’Arias Gonzalo contre Diego Ordoñez, Rom., 24.