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détourné du capital national, est perdu pour la nation. Le budget militaire des états est pour les trois quarts ou les cinq sixièmes une dépense stérile, une atteinte criminelle au capital, instrument matériel du progrès social, une odieuse satisfaction que l’esprit de domination se donne. Je le dis aujourd’hui, parce qu’avant la révolution de février, je m’étais, dans cette Revue même, franchement élevé contre ce funeste abus[1]. L’acte le plus patent de mauvaise administration qu’il y ait à reprocher au dernier ministère, c’est d’avoir augmenté sans mesure ni raison les charges militaires de la France, à tel point qu’en 1848, nous payions pour la guerre que nous ne faisions pas et ne voulions pas faire 200 millions de plus qu’en 1838.

Dans leur ambition, les souverains de l’Europe ont constamment maintenu, chacun chez soi, un état militaire exagéré, et ils attendaient, pour en avoir du regret, d’être, comme Louis XIV, à leur lit de mort. C’est ainsi que les gouvernemens européens ont jusqu’ici dévoré la substance même dont se forment la prospérité et la grandeur des nations, et qu’après plusieurs siècles consacrés au travail avec beaucoup d’ardeur et passablement d’intelligence, après dix-huit cents ans de culture par le christianisme, l’Europe se trouve encore si pauvre. Voici un rapprochement qui nous donnera la mesure du dommage qui a été causé à toutes les nations civilisées : considérez la France, qui a un attirail prodigieux de forces de terre et de mer, et les États-Unis, qui n’ont qu’une armée microscopique, et dont le budget de la marine est le quart du nôtre. D’un côté, faites le compte de ce que la France a dépensé depuis vingt ans pour son système militaire, et, de l’autre, additionnez tout ce que les états et les particuliers ont donné dans l’Union américaine, pour creuser des canaux et construire des chemins de fer, pour fonder des banques, pour ouvrir des écoles, pour lancer, à l’usage du commerce, les innombrables bateaux à vapeur qui dans le Nouveau-Monde sillonnent les fleuves et les mers : vous trouverez que la première somme, celle que la France a payée pour son état militaire, excède la seconde, celle que les États-Unis ont consacrée à toutes les améliorations qui, chez eux, ont porté si haut la condition physique, intellectuelle et morale du grand nombre. Nous avons, nous, offert en pâture au démon de la guerre ce qui fût devenu du capital ; la nation des États-Unis a religieusement laissé à ses économies la destination que la nature et le bon sens indiquent. Elle en a fait du capital. Elle s’est conduite en nation sage, elle en est récompensée par le bien-être des citoyens ; nous avons fait ou laissé faire des folies, nous en sommes punis par la misère inquiète, agitée et exigeante d’une partie de nos frères.

Réparons autant que possible le temps perdu. Si, comme il faut l’espérer,

  1. Revue des Deux Mondes du 1er février 1848, article intitulé Des Rapports de la France et de l’Angleterre.