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possible d’arriver à une organisation sociale où il n’y aura plus de violences ni de fraudes. Il y aura toujours sur la terre des bons et des méchans. Ce qui importe, c’est que les bons ne soient pas systématiquement sacrifiés aux méchans, et qu’au contraire le bien l’emporte sur le mal.Or, tout balancé, c’est ce qui a lieu et de beaucoup, quand l’industrie se met sous le drapeau de la liberté ou de la concurrence ; car, je ne saurais trop le répéter, c’est tout un : la concurrence n’est que la face industrielle de la liberté. La concurrence est un aiguillon qui pousse incessamment la société vers un état de choses où la quantité des produits sera enfin assez grande pour que chacun puisse en avoir la part que l’humanité réclame ; c’est sous la pression de cet aiguillon que naissent les perfectionnemens industriels, et le caractère général et absolu de tout perfectionnement de l’industrie, c’est de multiplier les produits qu’engendre un même travail. L’aiguillon est acéré, et il fait quelquefois de cruelles blessures : il faut voir jusqu’à quel point il serait possible de rendre ces plaies moins douloureuses et de les guérir sans émousser l’aiguillon, et sans qu’il cesse d’agir nuit et jour comme un stimulant énergique ; mais supprimer l’aiguillon, comme le propose M. Louis Blanc, ce serait tout simplement décréter l’éternité de la misère pour le plus grand nombre des hommes. La marche de l’industrie en avant s’arrêterait tout net.

Peuples ou individus, personne ne doit se flatter d’avoir jamais sur la terre une tente dressée pour un doux sommeil, constamment parsemé de riantes visions ; nous sommes ici-bas pour lutter, pour être éprouvés, et le progrès est le fruit des épreuves et de la lutte. Il faut, non-seulement pour que la société avance, mais pour qu’elle subsiste, que le système social soit conforme aux données fondamentales de la nature humaine ; le système de M. Louis Blanc les méconnaît ; qu’il respecte l’équité, et ce système la viole. En un mot, dans ce système, le mal domine le bien et l’écrase. Sous le régime de la liberté et de la concurrence, c’est le contraire. Il reste à savoir seulement s’il n’est pas possible de restreindre cette proportion de mal dont nous voyons que de nos jours la liberté et la concurrence sont accompagnées.

Me voilà enfin sur un terrain où je puis m’entendre avec les socialistes en général et, ce dont je suis flatté, peut-être avec M. Louis Blanc lui-même. J’ai insisté sur la nécessité de maintenir la concurrence, dans l’intérêt de l’avenir des ouvriers eux-mêmes ; mais parce qu’un principe est bon ou même excellent, ce n’est pas une raison pour le suivre indéfiniment, jusque dans ses dernières conséquences, sans regarder autour de soi. Les hommes qui conduisent les affaires de la société ont à mener de front plusieurs principes également respectables, qui semblent s’exclure, mais auxquels suffit à chacun sa part. On peut,