Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/1048

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les prédécesseurs de Rubens, et particulièrement Otto Vénius, qui l’initia aux secrets de l’art, substituèrent l’effet calculé à la naïveté primitive des peintres néerlandais ; ils essayèrent timidement, mais avec l’intelligence d’une école coloriste, ces grandes combinaisons d’ombre et de lumière qu’on appelle clair-obscur. Leur touche prit une ampleur inusitée. Ce furent de vrais peintres, tandis que leurs devanciers, les Van Eyck exceptés, n’avaient souvent fait que continuer les miniaturistes du moyen-âge. Ils introduisirent dans leurs compositions cette unité de lieu, d’intérêt et d’effet que jusqu’alors on avait à peine pressentie. Les peintres brugeois, comme M. Michiels le fait observer, découpaient un morceau de l’espace et disposaient un certain nombre de personnages au milieu d’un large horizon. Chez eux, l’homme n’était qu’un acteur perdu sur un vaste théâtre qu’il ne remplissait pas. Ses armes, ses vêtemens, l’or et les pierreries qui les recouvraient, éclairés par une lumière uniformément répandue, attiraient impérieusement l’attention. Les peintres de la transition restreignirent le lieu de la scène, concentrèrent l’effet, s’occupèrent à agencer savamment leurs personnages, qu’ils rapprochèrent des premiers plans du tableau. Ils restituèrent à l’homme cette importance que les peintres de l’antiquité lui avaient donnée, et que les écoles du moyen-âge lui avaient enlevée.

Rubens, à qui l’inspiration semble avoir livré tous les secrets de la palette et tous les artifices du dessin, posséda au plus haut degré la science de l’effet et de la composition. Rubens serait le peintre par excellence, si, dans l’art de la peinture, l’adresse de l’exécution, la puissance de l’imitation, l’inépuisable richesse du coloris, pouvaient suppléer l’idéal. Rubens, comme Otto Vénius son maître, abandonna les traditions des écoles primitives et se fit italien. Otto Vénius cependant ne lui avait enseigné que les procédés matériels et les pratiques vulgaires de l’art ; Rubens dut tout le reste à son génie. Italien par la pensée comme par l’expression, il conserva sa fougueuse individualité ; s’il inclina vers une école, ce fut vers l’école vénitienne. Il y a certainement dans sa manière quelque chose du Tintoret et de Paul Véronèse, mais du Tintoret plus ardent et plus lumineux, de Paul Véronèse plus puissant, mais moins vrai. Comme tous les génies extrêmes et mobiles, s’il imite, c’est par caprice, et, tout en imitant, il sait rester original. Emporté par sa fougue, il s’est trop souvent laissé aller à l’improvisation, et il a procédé par esquisses, surtout dans ses kermesses et ses paysages, où il s’est montré supérieur comme en tout ; mais ses improvisations sont des dithyrambes et ses esquisses sont magnifiques. Un génie si indépendant échappe à toutes les classifications ; il se fait sa place à part et ne peut s’appeler que par son nom. Cependant, en Allemagne et en France, l’esprit de système s’est exercé sur Rubens. Les uns l’ont représenté comme la dernière expression de l’école de Bruges,