Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/1020

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ah tant mieux ! fit M. de Champguérin avec un soupir de satisfaction.

— Oui, mon père, cette maison est comme un paradis et j’y suis comme au milieu des anges, reprit Alice avec quelque exaltation ; où donc pourrais-je me trouver mieux!

— Vous ne connaissez pas le monde, mademoiselle, ne vous pressez pas de choisir! dit le vicomte avec vivacité.

— Il est vrai, répondit-elle ; mais je suis certaine que dans le monde tous les cœurs ne sont pas calmes et contens comme ici. Puis, se tournant vers son père, elle ajouta : Je voudrais, monsieur, que vos regards puissent traverser les murailles et pénétrer jusqu’au jardin où les pensionnaires prennent en ce moment leur récréation ; vous verriez nos petites filles et nos grandes demoiselles, vous verriez comme elles sont gaies ; pas une ne songe à ce qui se passe hors de l’enceinte du couvent. Tantôt vous les retrouveriez en classe, tranquilles sous les yeux de nos chères mères et leur obéissant d’un cœur content. C’est ainsi que j’ai passé mon heureuse enfance, et maintenant je ne pourrais me séparer y sans une mortelle douleur de toutes les personnes qui m’ont élevée avec tant d’amour et de charité, que je respecte et que j’aime de toute mon ame !

— Bien, ma fille! j’approuve ces sentimens, dit M. de Champguérin ; soyez assurée que je ne vous contraindrai pas à rentrer dans le monde, et que, lorsque vous voudrez prendre le voile, vous obtiendrez aussitôt mon consentement.

— Ne précipitons-rien monsieur ! s’écria la mère Saint-Anastase ; votre fille n’est pas suffisamment éclairée encore sur sa vocation.

— Parlons d’autre chose alors, dit froidement M. de Champguérin, de la Roche-Farnoux, par exemple. Je puis, madame, vous donner des nouvelles d’une personne que vous y avez laissée…

— De ma tante de Saint-Elphège ! s’écria la prieure ; vous l’avez vue, monsieur ?...

––M’en préserve le ciel répliqua-t-il dédaigneusement ; je n’affronterais pas volontiers sa présence, car on dit qu’elle est mille fois plus acariâtre, plus fantasque et plus rechignée qu’autrefois. On assure qu’elle ressemble trait pour trait à feu M. le marquis son oncle tant elle est ridée. Jamais elle ne sort de son vieux château, où elle mené tout le monde haut la main et au fond duquel elle amasse des trésors. Les gens du pays sont convaincus qu’elle vivra ainsi plus d’un siècle et qu’à sa mort on trouvera la tour du donjon toute pleine d’or et d’argent.

— Pauvre fille murmura la prieure contristée.

— Ne la plaignez point, madame! s’écria M. de Champguérin avec amertume, que l’héritage dont elle nous a dépouillés lui soit funeste !