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son entrée en religion, il lui disait qu’il se fixerait à Paris, dans le voisinage du couvent, afin de la voir du moins chaque jour à la grille. Après avoir réfléchi sur tous les paragraphes de cette lettre, la mère Saint-Anastase déploya la carte géographique et chercha le lointain pays que le baron de Barjavel avait dû quitter depuis plusieurs mois ; ensuite elle essaya naïvement de supputer le nombre de lieues qui séparent les côtes du Pérou des bords de la vieille Europe. D’après son calcul, elle pouvait concevoir l’espérance de revoir Antonin avant la fin de l’année. Tandis qu’elle traçait ainsi du bout du doigt l’itinéraire du voyageur, on frappa légèrement à sa porte, et une jeune voix dit doucement à travers la serrure : — Me permettez-vous d’entrer un moment, ma chère mère?

— Oui, ma chère fille, répondit-elle affectueusement, votre présence ne saurait jamais m’être importune.

Une jeune fille svelte, blanche et gracieuse, parut alors à l’entrée de la cellule ; quoiqu’elle eût dépassé l’âge de l’adolescence, elle portait encore le costume des pensionnaires de la maison, lequel, n’ayant pas varié depuis un demi-siècle, était, en l’an de grace 1720, une mode fort surannée. Une cornette blanche à bords plissés laissait à découvert une partie de son épaisse chevelure d’un blond doré et d’une finesse–incomparable. Elle portait un long corps de jupe en camelot noir, et un étroit tablier cachait le devant de sa robe d’étamine à la ceinture de laquelle étaient suspendus, en manière de châtelaine, un épinglier et une paire de ciseaux. Ce vêtement austère relevait singulièrement la délicate fraîcheur de son teint et l’élégance de sa taille ; elle avait un port de tête si noble, un maintien si fier et si modeste, qu’on eût dit une de ces filles du sang royal qui pendant leur première jeunesse portaient l’humble habit des maisons religieuses où elles étaient élevées. Cette charmante personne était Mlle de Champguérin.

La mère d’Antonin avait tenu l’espèce de promesse faite en son nom par la petite Alice lorsque celle-ci vint faire ses adieux à Mlle de l’Hubac sur le chemin près de la Grotte-aux-Lavandières. Un jour, une femme se présenta à la grille en demandant la sœur Saint-Anastase ; c’était cette étrangère qui avait élevé Alice dès le berceau, et elle tenait lieu de la mère qu’elle avait perdue en naissant ; elle remit à la religieuse une lettre de Mme de Champguérin, laquelle, sans préambule sans explication, disait à sa nièce qu’elle lui envoyait l’orpheline, la suppliant d’en prendre soin et de lui donner une éducation digne d’une enfant qui descendait par sa mère d’une des plus illustres maisons de l’Ecosse. La petite fille, alors âgée de cinq ans, fut aussitôt admise chez les sacramentines, et la sœur Saint-Anastase s’obligea avec joie à acquitter le prix de sa pension sur la rente viagère de six cents écus que lui avait léguée le marquis de Farnoux. Depuis cette époque, Alice avait été