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va jusqu’à célébrer un mariage impie. Mais à peine a-t-il possédé sa nouvelle conquête, qu’il lève le masque. Dès le lendemain de ses noces on peut juger de sa bonne foi. La remise des châteaux stipulée avec Enrique Enriquez est révoquée. Le même jour il quitte doña Juana pour ne jamais la revoir, lui laissant seulement le domaine de Dueñas, espèce d’indemnité qu’il ne peut refuser à sa victime[1]. Le sacrilège du double mariage n’a pas arrêté don Pèdre un seul instant. Il sait que tout l’odieux doit retomber sur les évêques qui l’ont autorisé. L’âge du roi, son goût effréné pour le plaisir, ne permettent guère de lui prêter en cette circonstance les calculs d’une politique astucieuse. Cependant on l’a vu à Séville humilier le clergé par ses décrets ; à Cuellar, peut-être s’applaudissait-il de compromettre des prélats illustres, persuadé que le scandale de leur complaisance rejaillirait sur toute l’église, dont il conspirait l’abaissement.


III.

Le jour même du mariage de don Pèdre avec Juana de Castro, une nouvelle fort inattendue vint le surprendre à Cuellar. Un des chevaliers de son hôtel, arrivé en toute hâte de la frontière, lui annonça que le comte de Trastamare et don Fadrique avaient levé l’étendard de la révolte, et que, ligués maintenant avec don Juan d’Alburquerque, ils s’apprêtaient à entrer en Castille.

On ne peut se défendre d’un sentiment pénible à voir de jeunes princes de vingt ans, traités par leur frère avec la plus noble confiance, feindre un dévouement sans bornes, flatter ses favoris, s’humilier aux pieds de sa maîtresse, encourager la faiblesse et les désordres de leur souverain, et, quelques jours plus tard, au mépris de leurs sermens, s’allier avec l’assassin de leur mère contre leur bienfaiteur ! Quel contraste entre cette dissimulation précoce et la fierté chevaleresque du vieux ministre, appelant les deux bâtards en champ clos devant le roi de Portugal ! Pendant que du fond de son exil Alburquerque, injustement attaqué, se préparait à une guerre ouverte contre les jeunes princes de tout temps objets de sa haine, don Henri calculait froidement les avantages de la loyauté et ceux de la trahison. Sans doute il ne rêvait pas dès-lors d’arracher la couronne à son frère ; mais, prévoyant dans une guerre civile son agrandissement personnel, il voulut, pour rendre sa rébellion plus redoutable, se donner l’appui du seul homme qui osât alors tenir tête à don Pèdre. Ayala, qu’on ne peut soupçonner de calomnier

  1. Cfr. Ayala, p. 127 et suiv. — Dans la suite, doña Juana conserva le titre de reine. Don Pèdre s’en montra chagrin, mais ne prit aucune mesure pour l’obliger à y renoncer.