Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/919

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

derniers ordres. Il piqua vers lui, et dès qu’il fut à portée de la voix : « Compère[1], mon ami, lui cria-t-il, que je suis marri de votre entêtement ! — Eh ! quel remède aujourd’hui ? répondit Coronel. — Hélas ! reprit Gutier, au point où nous en sommes, de remède je n’en vois aucun. » Alors Coronel, d’une voix grave : « Gutier, mon ami, vous vous trompez. Pour moi une ressource reste encore : c’est de mourir en bon chevalier. » Ils se séparèrent les larmes aux yeux. Coronel alla revêtir un gambison[2] et une cotte de mailles ; puis il entra dans la chapelle du château pour entendre la messe. Au milieu du sacrifice, un écuyer se précipite dans la nef : « Que faites-vous, don Alonso ? s’écrie-t-il. On entre par la brèche. Le commandeur d’Alcantara, Pero Estebañez, est dans la ville et force gens d’armes avec lui ! — Advienne que pourra ! dit Coronel tiré de sa pieuse rêverie. D’abord je verrai Dieu. » Et il demeura immobile, à genoux, jusqu’après la consécration. Alors il sortit de la chapelle, mais, trouvant les gens du roi déjà maîtres des remparts, il se jeta dans le donjon, qui tenait encore. De là, reconnaissant Diaz Gomez, chef des écuyers de la garde, il l’appela et lui dit : « Diaz Gomez, mon ami, me mènerez-vous vivant devant le roi mon seigneur ? — Je ne sais si je pourrai, répondit Gomez ; mais comptez que j’y ferai mes efforts. — Conduisez-moi donc vers lui, dit le vaincu en remettant son épée, et, je vous en supplie, commandez à vos hommes qu’ils cherchent mes fils dans leur logement, et, s’ils le peuvent, qu’ils gardent ces enfans de male aventure. » Ce ne fut pas sans peine qu’au milieu d’une soldatesque furieuse on le conduisit devant le roi. En apercevant son ennemi, Alburquerque s’écria « Eh quoi ! Coronel traître dans un royaume où on lui fait tant d’honneurs ! — Don Juan, dit Coronel, nous sommes fils de cette Castille qui élève les hommes et les précipite. On ne peut vaincre sa destinée[3]. La merci que je vous demande, c’est de me faire mourir vite, comme, il y a quatorze ans aujourd’hui, je fis mourir le maître d’Alcantara[4]. » Le roi, présent à cette entrevue et la visière basse, écoutait ce dialogue sans se faire connaître, admirant sans doute le sang-froid de Coronel ;

  1. Je ne sais si Gutier Fernandez avait en effet tenu un enfant de Coronel. Le mot de compère était un terme d’amitié fort usité au moyen-âge. On s’en sert encore fréquemment en Andalousie, sans y attacher le sens propre.
  2. Justaucorps ouatté qu’on portait par-dessous le haubert ou la cotte de mailles pour préserver la peau et les habits du frottement.
  3. Cette idée de fatalisme est remarquable, et peut être attribuée au contact des Espagnols avec les Arabes.
  4. En 1339, don Gonzalo Martinez, maître d’Alcantara, s’étant révolté contre le roi don Alphonse, fut assiégé et pris dans son château de Valencia. Coronel avait présidé à son exécution. Chronica de don Alfonso XI, p. 385. Le maître d’Alcantara paraît avoir été sacrifié à l’instigation de doña Léonor de Guzman, dont Coronel était alors l’homme-lige.