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calculée avec exactitude. On ne hait plus des ennemis trop faibles pour se faire craindre, et les batailles de las Navas et du Rio-Salado avaient assouvi la soif de vengeance qu’avait excitée jadis la défaite de Xerez. Les rapports de commerce, les nécessités de la politique établissant un contact intime entre les deux peuples, avaient rapproché leurs mœurs. Les Maures andalousiens laissaient à leurs femmes une liberté inconnue dans les autres pays musulmans. Il y avait quelque chose d’africain dans la jalousie des Espagnols. Amusemens, exercices guerriers[1] étaient communs aux deux nations. Toujours irrésistible sous un ciel ardent, l’amour triomphait des préjugés religieux. Plus d’un chevalier castillan portait les couleurs d’une dame musulmane, et les fières beautés de Séville et de Cordoue n’étaient pas insensibles aux hommages des jeunes émirs grenadins. La langue et la littérature arabe étaient cultivées dans des écoles fondées sous le patronage ecclésiastique. Sur la frontière, le mélange des deux idiomes avait formé un patois fort répandu et qui favorisait les communications[2]. Les rois chrétiens attiraient à leur cour des médecins, des géomètres, des astrologues arabes, qui jouissaient de toute la considération que le savoir pouvait s’attirer dans un temps grossier. La noblesse castillanne ne faisait point de difficulté pour accorder le don aux cavaliers maures. Les riches banquiers juifs obtenaient même cette distinction, encore fort rare à cette époque[3]. Partout les mœurs et les idées chevaleresques triomphaient des passions religieuses et politiques. Il n’était pas rare que des guerriers arabes se fissent donner l’accolade qui conférait le titre de chevalier, par un Espagnol avec lequel il venait de rompre des lances sur un champ de bataille[4]. En guerre, on se piquait de courtoisie ; en paix, des relations d’hospitalité et même d’amitié véritable unissaient des familles nobles des deux religions. Lorsque les rois chrétiens se brouillaient entre eux, l’alliance du souverain de Grenade était recherchée sans scrupule ; souvent des riches-hommes mécontens, ou même des princes de sang royal trouvaient un asile dans les murs de l’Alhambra, tandis que des walis rebelles étaient accueillis à la cour de Tolède. En 1324, on vit un infant de Castille révolté contre son souverain combattre ses compatriotes sous la bannière d’un roi maure, tandis qu’un

  1. Les danses et les courses de cannes. Les Maures andalousiens sont, je crois, les seuls musulmans qui aient eu des danses nationales (zambras), où les deux sexes prenaient part.
  2. Algarrabia. On peut voir au XIVe siècle dans El Conde Lucanor combien la littérature arabe était répandue en Espagne.
  3. Don Farax, don Reduan, don Simuel, dans Ayala, passim. On doit remarquer que Ayala n’accorde le don qu’aux princes du sang, à quelques riches-hommes très puissans, à certains grands officiers de la couronne, enfin aux maîtres des ordres militaires.
  4. En 1274, Mohamed II, roi de Grenade, fut armé chevalier par Alphonse X. — Conde, Hist. de los Arabes, parte IV, cap. IX.