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se reporter aux premiers temps de la conquête des provinces occupées par les Arabes. Noble ou vilain, riche ou pauvre, tous les Espagnols qui s’étaient établis sur le territoire délivré du joug musulman étaient des soldats de la même race, conquérans d’une terre dépeuplée. Entre les plus puissans et les plus misérables de ces colons, il y avait sans doute ces rapports de subordination que l’inégalité des fortunes marque dans toutes les sociétés. Le nom de riche-homme indique une supériorité toute matérielle. En Espagne, on ne trouvait pas en présence deux peuples ennemis, l’un abusant de sa victoire, l’autre frémissant de sa défaite. Pour son vassal, le riche-homme était ce qu’est un capitaine pour un soldat. Compagnons d’armes, l’un commande, l’autre obéit ; mais ils se respectent, sentant qu’ils ont besoin l’un de l’autre. L’affabilité des grands, la liberté de langage ordinaire aux gens du peuple, et surprenante pour les étrangers qui voyagent en Espagne, n’est point nouvelle en ce pays. Ces relations datent d’un temps immémorial. A l’époque où commence notre récit, les nobles possédaient, il est vrai, la plus grande partie des terres, mais ils devaient un salaire aux hommes qui les cultivaient, et la condition de ces derniers paraît avoir été celle de métayers jouissant à charge de redevance du produit qu’ils tirent des champs labourés par leurs mains, libres d’ailleurs de rompre le contrat lorsqu’ils en trouvent les conditions onéreuses[1]. Il existait en Castille des institutions fort anciennes et qui semblent fondées en opposition directe avec celles de la féodalité, telle qu’elle nous apparaît dans le nord de l’Europe. Dans un certain nombre de districts nommés Behetrias, la terre appartenait aux paysans ; mais, comme on ne concevait pas alors qu’un village pût exister sans seigneur, les habitans des Behetrias s’en choisissaient un, et, pour prix de sa protection, lui rendaient une redevance, qui, en général, ne consistait que dans la prestation de quelques denrées ; on le défrayait lorsqu’il visitait son village, et seulement pendant un petit nombre de jours chaque année. Quelques-uns de ces domaines étaient même exempts de cette faible preuve de leur vassalité, ou bien leur redevance était tout-à-fait illusoire. La plupart des Behetrias avaient le droit de changer de seigneur quand bon leur semblait, sept fois par jour, suivant le texte poétique de leurs vieilles chartes[2]. Quelques-unes

  1. Les cortès de Valladolid en 1351 fixèrent le prix des journées de travail et le salaire des laboureurs et des artisans (Ordenamiento de Menestrales), d’où l’on peut conclure qu’auparavant les cultivateurs pouvaient mettre leur travail au prix qui leur convenait. L’article VI de l’Ordenamiento de Prelados, promulgué par les mêmes cortès, a été interprété comme une défense faite au laboureur de changer de seigneur. Je crois cependant que cette défense ne s’applique qu’aux petits propriétaires, vassaux par hommage de seigneurs ecclésiastiques. Elle a pour but d’empêcher ces propriétaires de se soustraire aux taxes royales et aux dîmes en faisant hommage de leurs domaines à des seigneurs qui jouissaient de privilèges et d’immunités relativement à ces mêmes taxes.
  2. Ayala, Cron. de don Pedro, ano II, cap. XIV. — Catalogue manuscrit des Behetrias ; Bibliothèque de l’Académie de l’Histoire.