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quelle que fût sa condition, d’obéir avant tout à son seigneur immédiat. Ainsi un simple chevalier n’encourait pas la peine de trahison, s’il s’armait contre le roi sur l’ordre du riche-homme auquel il rendait hommage. En 1333, le roi don Alphonse de Castille fit juger un écuyer accusé de félonie par une espèce de jury composé de riches-hommes, de chevaliers et de docteurs instruits dans les lois et les privilèges du royaume. L’écuyer, gouverneur d’un château qu’il tenait de son seigneur immédiat, avait refusé d’en ouvrir les portes au roi. Sur son aveu que ce seigneur ne lui avait pas donné d’ordres exprès pour agir de la sorte, il fut condamné à mort. Ce jugement, dit un chroniqueur, eut pour effet d’obliger les gouverneurs de châteaux à se faire autoriser par leurs seigneurs à recevoir le roi toutes les fois qu’il se présenterait[1]. Il est curieux d’opposer à ce jugement, rendu comme il semble avec une solennité extraordinaire, un trait de la vie du même prince qui se rapporte également au point délicat de l’obéissance féodale. Alphonse se préparait, en 1334, à réduire un de ses grands vassaux révolté et à l’assiéger dans sa ville de Lerma ; Garcia de Padilla, chevalier attaché au rebelle, voyant tout accommodement impossible, demanda hardiment à don Alphonse un cheval et une armure pour aller le combattre sous la bannière de son seigneur. Sur-le-champ le prince lui fit délivrer armes et cheval, l’avertissant toutefois que, s’il était pris, il paierait de sa tête sa fidélité au seigneur de Lerma[2]. Il me semble voir dans l’action et les paroles de don Alphonse le contraste du chevalier et du roi réunis dans le même homme. L’un cède par entraînement à ses préjugés d’honneur chevaleresque, l’autre veut faire respecter les droits de sa couronne. Les mœurs et la politique se combattaient dans le cœur du généreux monarque.


IV.

Au XIVe siècle, la féodalité n’avait pas en Espagne le caractère qu’on lui voit à la même époque dans le reste de l’Europe. Les causes qui avaient donné de bonne heure aux grandes villes des institutions municipales et une importance politique avaient établi entre les nobles et les vilains des relations plus douces et plus faciles qu’en aucun autre pays[3]. Pour s’expliquer les coutumes de la Péninsule, il faut toujours

  1. Cronica de don Alfonso XI, p. 274.
  2. Ibid., p. 299.
  3. Don Lope de Estuñiga, riche-homme castillan appartenant à la première noblesse du royaume, consentait en 1434 à jouter dans un tournoi contre un champion qui ne pouvait prouver qu’il fût hidalgo. Je ne crois pas qu’on trouvât à cette époque ailleurs qu’en Espagne un exemple de pareille condescendance. Un siècle plus tard, le chevalier sans peur et sans reproche, le vaillant Bayard, refusait de monter à la brèche avec des lansquenets. V. Passo honroso de Suero de Quiñones, p. 48.