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long-temps privilège exclusif de la monarchie, appartenait alors à tout seigneur féodal. Et qu’on ne s’étonne point de ces concessions arrachées à la faiblesse des souverains. Pour l’antiquité de leur origine, leur puissance et leurs richesses, il y avait beaucoup de riches-hommes qui pouvaient le disputer aux rois. Quelques-uns possédaient des terres considérables dans différens royaumes de la Péninsule, et, nominalement sujets de plusieurs princes, ils n’étaient en réalité les vassaux de personne. Des châteaux situés sur des rochers inaccessibles[1], fortifiés avec soin, toujours approvisionnés pour un long siège et gardés par des bandes de mercenaires exercés aux armes, leur permettaient de braver le ressentiment d’un de leurs suzerains, tandis qu’ils réclamaient la protection d’un autre prince. Les moyens dont un roi d’Espagne disposait pour gagner ses grands vassaux étaient aussi insuffisans que ses forces matérielles. Ils se réduisaient à la distribution de quelques charges de cour plus ou moins lucratives, et au partage de terres provenant soit de leurs conquêtes, soit de confiscations, soit enfin du domaine royal.

Rien de plus obscur, de plus difficile à définir que les relations de suzeraineté et de vasselage entre les rois et les riches-hommes. Il y avait une suzeraineté naturelle et une suzeraineté par hommage. Le hasard de la naissance donnait un seigneur naturel ; un hommage rendu, c’est-à-dire un contrat librement consenti, engageait, en qualité de vassal, celui qui acceptait un domaine ou un emploi octroyé par un roi ou par un seigneur. La plupart des nobles reconnaissaient ainsi plusieurs suzerains : d’abord le roi dans les états duquel ils étaient nés, puis les seigneurs dont ils tenaient à fief quelque domaine. Souvent c’était une question difficile à résoudre, que celle de savoir à laquelle de ces différentes autorités on devait obéir de préférence. Les riches-hommes élevaient la prétention de n’être engagés au roi que par un lien volontaire, essentiellement révocable. Ce n’était pas assez de rompre à leur gré le traité d’hommage, ils croyaient encore pouvoir se dégager de leurs devoirs envers leur pays natal, et cela par l’accomplissement de quelques cérémonies frivoles. Le droit du moyen-âge était fécond en formes symboliques. Le roi faisait un riche-homme en lui remettant un étendard et un chaudron[2], l’un pour guider ses soldats, l’autre pour les nourrir. Le riche-homme changeait de patrie en demeurant neuf jours sur une terre étrangère, et en se faisant délivrer par quelque notaire un acte constatant qu’il renonçait à son premier suzerain. Cette action,

  1. Ces forteresses sont désignées dans les anciennes chartes et les chroniques par les mots de rochas, peñas bravas, casas fuertes, etc.
  2. Dar Pendon y Caldera. V. Ayala, Don Pedro, p. 67.