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les yeux vers cette même cour de Versailles, d’où ils se trouvèrent de jour en jour plus éloignés. On écrivit à M. de Maurepas, M. de Maurepas parla au roi, le roi parla à la reine, la reine parla à la princesse de Lamballe. Pouvait-on laisser mourir d’ennui cette pauvre comtesse, si peu à craindre désormais ? Revenez à Luciennes, répondit M. de Maurepas. La comtesse y était déjà. Avec quelle joie elle revit son cher château, son cher pavillon, ses chers bosquets, ses bons domestiques et Zamore qui avait grandi, Zamore toujours gouverneur, mais ennemi de la nouvelle cour, parce qu’elle avait chassé sa maîtresse, Zamore ayant aussi des idées philosophiques parce qu’on avait réduit à six cents francs les revenus de son gouvernement ! Revoir Luciennes ! et puis Luciennes est si près de Versailles ! Que de nouvelles espérances germaient dans l’ame épanouie de la comtesse ! Elle avait été présentée à la cour lorsqu’elle n’était que la pupille précaire et équivoque de Jean le roué ; pourquoi n’y serait-elle pas admise par les droits du passé, la protection de ceux qu’elle avait protégés, et par sa bonne étoile, qui n’avait pas reparu à l’horizon pour ne pas remonter au zénith ?

En attendant, le siècle roulait vers sa pente et de tout le poids dont on l’avait chargé. La littérature jetait un dernier éclat sans chaleur et sans force avant de s’éteindre dans la politique. Voltaire venait d’être couronné au bord de la tombe ; Rousseau y descendait empoisonné par la tristesse. C’étaient les beaux jours de La Harpe, de Marmontel, de Boufflers, de Colardeau, de Cailhava et de Beaumarchais, que Mme Du Barri appelait quelquefois à Luciennes pour paraître avoir une cour. On soupait délicieusement à Luciennes, cela va sans dire, et rien n’annonçait l’orage qui s’amassait sur Versailles. Les littérateurs étaient tous philosophes jusqu’à La Harpe, et philosophes et ducs se donnaient la main dans ce château, où vinrent s’asseoir familièrement et tour à tour Franklin, Cagliostro, Joseph II et les ambassadeurs de Tippo-Saëb, qui laissèrent en partant à Mme Du Barri des pièces de mousseline brodée d’une beauté surprenante. On voit que l’ancienne favorite n’était pas tout-à-fait abandonnée, si beaucoup de grandes dames s’étaient éclipsées du jour où elle n’avait plus occupé de place à côté du soleil. De toutes ces comtesses, marquises et duchesses dont elle soulageait les augustes misères, dont elle faisait payer les dettes par le roi, il n’était plus resté auprès d’elle que l’ambassadrice de Portugal, la marquise de Souza, et la marquise de Brunoy ; mais elle régnait encore par le sentiment d’admiration pour la beauté, dernière vertu du XVIIIe siècle expirant. — Versailles ! Versailles ! tes jardins ! tes palais de verdure ! tes colonnades ! tes orangers ! ta cour ! ton faste ! ton ennui adorable ! oh ! Versailles ! disait-elle toujours les yeux noyés de pleurs et tournés vers sa ville bien-aimée, quand retournerai-je à Versailles ? — Et qu’y faire, madame ? lui disait le bon duc de Cossé. On y calomnie la reine