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musiciens, de poètes et de peintres ; elle fut bien fière le jour où elle leur lut la lettre que lui avait écrite le grand philosophe de Ferney :

« Madame, M. de La Borde m’a dit que vous lui aviez ordonné de m’embrasser des deux côtés de votre part.

Quoi ! deux baisers sur la fin de ma vie !
Quel passeport vous daignez m’envoyer !
Deux ! c’est trop d’un, adorable Égérie :
Je serais mort de plaisir au premier.

« Il m’a montré votre portrait ; ne vous fâchez pas, madame, si j’ai pris la liberté de lui rendre les deux baisers.

Vous ne pouvez empêcher cet hommage,
Faible tribut de quiconque a des yeux.
C’est aux mortels d’adorer votre image ;
L’original était fait pour les dieux.

« J’ai entendu plusieurs morceaux de la Pandore de M. de La Borde ; ils m’ont paru bien dignes de votre protection. La faveur donnée aux véritables beaux-arts est la seule chose qui puisse augmenter l’éclat dont vous brillez.

« Daignez agréer, madame, le profond respect d’un vieux solitaire dont le cœur n’a presque plus d’autre sentiment que celui de la reconnaissance.

« Ce 20 juin 1773. »

En sortant du pavillon, le roi allait prendre le café ou le thé sous le tilleul séculaire dont nous avons déjà parlé. L’âge en a dû tripler la vigueur. Sous ce feuillage épais, douze personnes s’abritent aisément et peuvent, protégées par une coupole mouvante de fraîcheur et d’ombre, parcourir du regard la campagne au milieu des ardeurs d’une journée d’été. Louis XV aimait, dit-on, à préparer lui-même sous cet arbre historique le café qu’il prenait à Luciennes. Un vieux jardinier du château nous a assuré que c’est sous ce beau tilleul que le roi de France, dans un moment de gaieté folle et de magnificence burlesque, nomma le nègre Zamore gouverneur de Luciennes, aux appointemens de douze cents livres. Le chancelier Maupeou fut obligé d’apposer le sceau royal au brevet.

Aucune exagération ne doit étonner de la part d’un prince qui, de faiblesse en faiblesse, avait fini par se montrer avec sa maîtresse les jours de réception publique, partageant ainsi avec elle les félicitations, les hommages et les vœux respectueux de la cour, du clergé et de la magistrature. Il assista seul avec elle au décintrement du pont de Neuilly, sous un dais de velours, en l’absence de la dauphine, Marie-Antoinette d’Autriche, pour qui cette fête avait été préparée, mais à