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Quoi qu’il en soit, il est impossible de ne pas reconnaître dans tous ces ouvrages l’élan d’une pensée commune et féconde. Romanciers et historiens marchent, par des routes différentes, vers un même but ; tous veulent donner à la Russie, par l’évocation d’un glorieux passé, la conscience de sa grandeur et de son originalité. Aujourd’hui cette ère de recherches et de tâtonnemens semble terminée ; ce n’est plus la nationalité qu’il s’agit de réveiller. Une nouvelle période a déjà commencé pour l’esprit russe. Deux tendances, l’une satirique et comique, l’autre élevée et sérieuse, dominent le mouvement actuel. La première, représentée par M. Gogol, affectionne surtout la forme dramatique ; la seconde, qui se personnifie dans Lermontoff, dans Maïkoff, préfère la forme du récit.

La comédie du Réviseur, qui dénonce si rudement et néanmoins avec tant d’ironie et de gaieté les abus de l’administration provinciale, assura dès l’abord à M. Gogol une grande popularité. Jamais tant de verve libre et moqueuse n’avait inspiré une muse russe, jamais la satire moscovite n’avait porté des coups plus directs et plus sanglans. Il était hardi d’exposer sur le théâtre de saint-Pétersbourg l’ineptie et la sottise de ces employés de petite ville (tchinovniki) dont l’orgueil et la vénalité pèsent si lourdement sur le pays. Les tchinovniki ont été fort plaisamment fustigés par M. Gogol. L’imagination du poète a su tirer d’une donnée très simple les détails de mœurs les plus comiques. Encouragé par ce premier succès auquel ne manqua même pas la sanction impériale[1], M. Gogol ne craignit pas, dans son roman des Ames mortes, de toucher à ce qu’il y a de plus vif et de plus délicat dans le pays, savoir la propriété des serfs. Il s’agit ici d’un industriel adroit et fripon, acheteur d’ames mortes, c’est-à-dire qui va parcourant les villages ou terres seigneuriales, et qui se fait vendre, par des intendans fripons comme lui, des hommes morts récemment ou depuis peu livrés comme recrues, mais non encore effacés du cadre de la population. C’est ce qu’on appelle dans le pays ames mortes. Or, avec ces actes de vente frauduleux, il se trouve légalement possesseur, aux yeux de l’autorité abusée, d’un certain nombre d’individus qu’il demande à transporter sur quelque terrain sans valeur dont il est effectivement propriétaire, et tout cela, pour faire un emprunt au gouvernement sur l’hypothèque de ce bien, qui vient d’acquérir une valeur proportionnelle au nombre des aines mortes achetées[2]. Nous ne savons si Pouchkine aurait osé pousser la satire jusqu’à ce point de liberté, et si le chef de l’empire aurait eu

  1. La censure ordinaire des théâtres n’ayant pas osé permettre la représentation du Réviseur, il fallut en référer à l’empereur lui-même, qui s’empressa de donner son exequatur.
  2. Comme la loi actuelle défend la vente des serfs autrement qu’avec la terre à laquelle ils appartiennent, cette industrie abusive ne saurait être pratiquée aujourd’hui.