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de ne parler qu’avec une extrême réserve pendant ce souper mystérieux, d’oublier entièrement le ton de la rue de la Ferronnerie et de la rue des Deux-Portes, de ne pas rire aux éclats, de rire à peine, de peu gesticuler, de plaisanter avec modération, de renoncer surtout à certaines locutions très pittoresques, mais peu usitées en haut lieu, de manger du bout des lèvres, de prendre du bout des doigts, enfin de se montrer en tout digne, réservée et comtesse, ce qui n’exclut pas, ajoutèrent sans doute les deux professeurs, la grace, l’enjouement, l’esprit et l’abandon.

À ce moment de sa vie, la jolie Vaubernier eut ce trait de génie qui décide de toute une carrière, cette inspiration qu’a un homme sur cent mille, pensée, cri, geste ou regard, qui change brusquement la face des choses, bouleverse les médiocrités, c’est-à-dire presque tout le monde ; enfin c’est l’imprévu. L’imprévu fut ceci : au milieu du souper des roués, la comtesse, rompant violemment avec la tradition, rejetant au loin les conseils et les leçons du comte Jean et de Lebel, s’abandonna à son naturel, sans se préoccuper de la présence du roi derrière la tapisserie. Elle livra au vent la modestie et la retenue, brûla le voile à la flamme des bougies, et la parole éparse, comme le sein et les cheveux, elle bondit cri bacchante de propos en chansons et d’écarts en écarts. Elle monta sur le trépied. Jean et Lebel effrayés crurent la partie perdue. Que devait dire, que devait penser le roi ? Le roi fut ravi, transporté ; le roi frémit derrière l’obstacle de la tapisserie ; il découvrait un nouveau monde de surprises. Jusqu’alors il n’avait connu que le vice, espèce d’innocence ; il devinait la corruption. La corruption lui plut.

Le jour même, ou, pour être plus exact, la nuit même, Jeanne de Vaubernier prit la place de Mme de Pompadour dans l’histoire de France. On prétend que le duc de Richelieu ne fut pas étranger à cette négociation, à laquelle rien ne manqua, pas même l’empoisonnement, ainsi qu’on va le voir. La participation du duc est au moins douteuse il prit la balle au bond, mais il ne la lança pas, et ce qui le prouve, c’est que le duc de Choiseul n’accuse pas une seule fois son éternel rival, son rival détesté, d’avoir noué cette intrigue, qu’il l’accusa très fort dans ses notes d’avoir favorisée et salement développée à son profit. Le duc de Richelieu mit le premier la main, il est vrai, aux amours du roi avec Mme de Pompadour, mais il se laissa devancer dans l’affaire Du Barri, dont il n’eut pas moins les plus clairs profits. Celle qui allait être bientôt Mme Du Barri fut du voyage du roi à Compiègne ; c’est sa première apparition sur la scène où elle devait briller d’un incomparable éclat. Sa grandeur date de cet événement, qui n’était pas sans importance. Les déplacemens du roi ne passaient jamais inaperçus. La cour et la noblesse de service le suivaient régulièrement en toutes saisons. Mme Du Barri osa se montrer dans Compiègne en équipage brillant et