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clair, charmant, étonné, ses cheveux doux et cendrés, ses yeux bleus, voilés et entr’ouverts, son teint pâle et rose ; elle avait son étoile ; Qui lui eût dit, lorsqu’elle traversait la grande ville dans sa voiture d’osier, aux courroies paresseuses, aux roues massives et criantes, qu’elle aurait un jour des équipages plus beaux que tous ces équipages qui lui envoyaient de la boue en passant, un hôtel plus profond, plus large et plus splendide que ces hôtels dont elle voyait avec admiration se développer les ailes de marbre, qu’elle porterait à ses épaules et à ses bras plus de dentelles et de diamans que toutes ces dames précédées et suivies de valets en livrée ?

Le riche parrain, M. Billard Du Monceau, donna quelques légers secours à Mme Vaubernier et mit sa fille au couvent de Sainte-Aure, inévitable début de toute histoire et de tout roman au XVIIIe siècle. Si l’on n’apprenait pas grand’chose au couvent, on y recevait du moins une instruction proportionnée à l’esprit du temps. La bienveillance du parrain ayant cessé de protéger la filleule, celle-ci glissa nécessairement sur le terrain où rien ne la retenait plus. Elle ne tomba pas tout à coup dans le vice ; mais du couvent elle passa chez une marchande de modes de la rue de la Ferronnerie, nommée Mme Labille. Jeanne Vaubernier avait alors seize ans. Cependant, par un reste de respect pour son nom de famille, elle prit celui de Lançon en entrant chez cette marchande de modes. La précaution indique que tout sentiment délicat n’était pas déjà mort en elle, lorsqu’elle eut recours pour vivre à l’exercice de cette profession, qui demandait alors plus de bon goût que de bonnes mœurs. La rue de la Ferronnerie, une des plus vieilles rues du vieux Paris, présentait au milieu du XVIIIe siècle un caractère de physionomie qu’elle a été long-temps à perdre, malgré les secousses de la révolution, les alignemens de l’empire et plusieurs restaurations. Collée à l’antique église des innocens, dont elle doublait une des quatre faces, elle tenait d’un côté à ce qu’il y a de plus funèbre, de l’autre à ce qu’il y a de plus gai, — à ce qu’il y a de plus vivant et à ce qu’il y a de plus mort. Elle avait vue sur le marché et sur le cimetière. La vieille église des Saints-Innocens, sa tour octogone, les croix noires du cimetière, qui, placé derrière l’église, occupait le carré où est aujourd’hui le marché ; les hautes tombes, le pilori, dressé à l’extrémité du cimetière, là même où l’on voit aujourd’hui la halle aux draps, les galeries formant les trois côtés du cimetière, sortes d’ arcades grillées pleines de squelettes, supportant une triple ligne de greniers remplis de têtes de morts, — ce qu’on appelait enfin le charnier des Innocens, — jetaient des ombres, et puis encore des ombres sinistres sur le pavé et les maisons voisines, au bas desquelles s’étalaient du matin au soir des milliers de marchandes de légumes et des centaines d’échoppes d’écrivains publics. Les deux côtés de la rue de la Ferronnerie, placée au cœur du marché et du charnier,