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nos raisons, qu’il n’écouta pas. Il paraît qu’il nous regarda comme des associés de don Luis, qui avions le droit de nous séparer de lui, et puis il était peut-être ennuyé de tuer du monde.

— Mais que dira don Luis quand il sera arrivé ? demandai-je à l’honnête meunier ?

— S’il se plaint de nous au général ? ajouta don Eugenio en affectant une inquiétude qu’il ne ressentait pas.

— Don Eugenio est là, il lui fera entendre raison ; il m’a déjà sauvé deux fois la vie en m’arrachant du fond des montagnes et en me ramenant jusqu’à Mendoza ; il ne m’abandonnera pas. Après tout, don Luis n’est pas méchant ; il a des idées de trésors et de mines qui lui tournent la tête, et voilà tout.

Jean prononça ces dernières paroles en forme de monologue ; puis, s’adressant de nouveau à don Eugenio : — J’ai fait de mon mieux, monsieur, ajouta-t-il, pour vous servir dans toute la campagne. Vous vous rappelez bien aussi que ce n’est pas moi qui, le premier, ai demandé à partir. Ce que vous dites là me remet dans des transes mortelles. Vous êtes courageux, et moi, j’ai beau faire, je ne peux m’empêcher d’avoir peur. Sans vous, je serais mort de frayeur cent fois pour une, je serais mort de faim, j’aurais été pris par les sauvages,… mangé par ces vilains chiens qui vivent de chair humaine… Nous ne sommes pas revenus de si loin pour être fusillés ; c’est impossible !… Ah ! don Eugenio, je me mets encore sous votre protection, je suis sûr que vous n’abandonnerez pas le pauvre Jean !

En parlant ainsi, Jean, que l’émotion gagnait d’une manière visible, ne put retenir de grosses larmes, et, au moment où Eugenio mettait la main dans la sienne avec un sourire affectueux, il lui sauta au cou. — Honnête Provençal ! je lui sus gré de me montrer dans ces pays sauvages ce que je ne voyais plus depuis long-temps, une physionomie naïve et attendrie.

Le soir même, don Luis arriva. Du plus loin que nous reconnûmes la caravane, nous nous portâmes à sa rencontre. A travers une forêt d’arbustes s’avançait une douzaine de gauchos à cheval, dont on ne voyait que la tête coiffée du bonnet pointu et enveloppée du mouchoir noué sous le menton. Les mules, bien maigres, éclopées, couvertes de harnais usés, se glissaient à travers les branches, accrochant çà et là leurs charges de pierres et les ustensiles sans nombre qu’elles avaient portés pendant cinq cents lieues. A quelques pas derrière ses gauchos, et comme s’il eût regretté les montagnes, d’où la faim et un dénûment absolu l’avaient chassé, marchait don Luis, à pied, la barbe inculte, miné par la fièvre et se soutenant à peine sur un bâton. Nous mîmes pied à terre pour l’aborder ; don Eugenio se précipita vers lui, suivi de Jean, qui s’attachait à ses pas comme une ombre. Le mouvement que