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de secouer la tête d’une façon négative, et bientôt nous reconnûmes un piquet de dragons armés de lances plus longues que celles des Cosaques, dont le fer reluisait au soleil. Ils escortaient quelques Indiennes captives, triste butin d’une guerre sans profit et sans gloire, mais pleine de périls. Ce fut pour les gauchos l’occasion de faire éclater une joie féroce, qu’ils exprimèrent par des propos grossiers, auxquels les soldats ne manquèrent pas de répondre. Les captives, impassibles sur leurs chevaux, continuaient à marcher au pas, tandis que les dragons échangeaient avec nos gens des poignées de main et des cigares. Parmi ces femmes, il y en avait de jeunes ; elles portaient autour du front un bandeau d’un métal assez fin ; des pendans d’oreilles de forme carrée et larges comme la main leur tombaient sur les épaules. Pour garantir contre le froid leurs jambes nues, elles les relevaient sous la couverture, qui les enveloppait tout entières, ne laissant apercevoir que leurs faces rouges et plates, sur lesquelles on ne découvrait la trace d’aucune passion, d’aucun sentiment. Dès le lendemain, elles devaient être distribuées en qualité de captives et comme indemnité aux habitans de la frontière qui avaient le plus souffert des dévastations commises par leur tribu. Leur sort ne changeait guère : dans les maisons, comme sous leurs tentes en peau de cheval, on les emploie à tisser des manteaux et des couvertures. Cependant je les regardai passer avec une certaine émotion, et les suivis du regard tandis qu’elles cheminaient du côté de Mendoza. Quand le faisceau de lances qui les entourait se fut confondu à l’horizon avec les tiges des grandes herbes, je priai Jean de commencer sa narration.

— On gagnerait sa vie à montrer ces gens-là aux foires, dit le meunier ; mais il serait difficile de les nourrir, attendu que ça ne mange que du cheval ! Pour en revenir à notre histoire, monsieur, je commençais à désespérer de jamais revoir l’aile d’un moulin, et je me demandais pourquoi j’étais venu me perdre dans les îles, quand don Eugenio me proposa de déserter la partie. Nous avions le droit d’être fusillés en arrivant à Mendoza. Le général Quiroga l’avait promis ; mais étions-nous sûrs de ne pas périr dans le désert ? Nous partîmes donc ; don Eugenio, qui se connaît en chevaux, choisit les cinq meilleurs de ceux qui nous restaient, et, dès le soir même, nous couchions à dix lieues du camp. Le brigand n’était plus là pour nous conduire ; je le regrettais, parce que cet homme, tout brigand qu’il a été, connaît sa route, comme les marins, rien qu’à regarder les étoiles. Vous savez ce qu’on appelle des routes dans ce pays-ci : c’est la trace des animaux qui ont pu passer dans un endroit il y a un an et plus. Pour la retrouver, il faut se coucher à plat ventre, souffler la poussière, tâter avec la main le pas d’un cheval, ou bien avec le pied sonder sous l’herbe l’empreinte de la roue d’un