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mort sur leurs épaules que de paraître sans lui devant Quiroga. Quant à moi, il fut convenu que je resterais à garder le camp et les troupeaux en compagnie de Jean, et que j’attendrais là de nouveaux ordres de don Luis. Lorsque je le vis s’éloigner résolûment, décidé à pousser son expédition jusqu’au cap Horn s’il le fallait, insensible au froid et à la faim, je crus comprendre qu’il ne voulait plus revenir, qu’il faisait le sacrifice absolu d’une vie pleine de chagrins et de déceptions. Ce n’était pas que nous n’eussions trouvé déjà de beaux échantillons de minerai ; la pesanteur seule de certaines pierres mêlées à la surface de parcelles d’or prouvait l’existence de mines fort riches ; mais comment rajuster un fragment de rocher apporté de loin par les avalanches et les torrens au bloc d’où il a été détaché, surtout quand la neige tombe nuit et jour ? Comment exploiter des mines, dans le cas où l’on en découvrirait, si loin des habitations, si loin des villes, et cela quand on voit le désert envahir jusqu’aux terres cultivées ? et quelle sécurité eussent offerte aux exploitateurs ces gouvernemens jaloux des étrangers, avides de jouir du labeur d’autrui ? Voilà ce que je voyais clairement, non sans m’étonner de ne pas l’avoir compris plus tôt. Ces réflexions pénibles m’accablaient ; le manque absolu de travail plongeait mon ami Jean dans des abattemens à faire pitié. Jeune et connaissant trop peu la vie pour en être dégoûté encore, je ne me sentais point disposé à finir tristement mes jours dans un ravin au fond des Andes. Déjà les chevaux mouraient de froid, et de loin en loin je recevais de don Luis de petites lettres dans lesquelles l’exaltation de la pensée croissait en raison inverse des résultats probables de l’expédition. Un jour, le gaucho qu’il m’expédia me remit un simple billet écrit au crayon, si peu lisible, que je dus questionner le messager lui-même. Cet homme m’avoua que don Luis était arrêté définitivement par les neiges ; exténué de lassitude, incapable de se tenir debout, il persistait cependant à hiverner dans ces hautes régions, dût-il survivre seul au dernier de ses gens ou périr le premier. Dès-lors, ma résolution fut arrêtée. Après avoir adressé à don Luis une courte explication de mes motifs et essayé, bien que cela fût inutile, de le dissuader de ses projets de suicide (car je ne donnais pas d’autre nom à son entêtement), j’appelai Jean et lui demandai s’il voulait partir avec moi. Vous supposez bien qu’il ne se fit pas prier, et je lui laisse le soin de vous raconter l’histoire de notre retraite, car il a joué un grand rôle dans cette partie du voyage.

Jean se grattait la tête comme un homme qui recueille ses souvenirs, et après cinq minutes de réflexion il ouvrait la bouche, quand un certain mouvement se fit remarquer parmi les cavaliers. Debout, les mains dans la ceinture, ils regardaient un groupe de soldats qui s’avançait vers l’hacienda assez lentement. — Est-ce don Luis qui arrive ? demandai-je au Pincheyra toujours assis au soleil. L’ex-bandit se contenta