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la petite caravane réunie ici se sera dispersée. La rencontre de ces animaux fut pour nous l’indice certain que nous étions dans les parages occupés naguère par les Pincheyras. Arrivés aux dernières vallées, nous en choisîmes une assez abondante en herbe pour y faire hiverner le surplus de nos bêtes de somme et les bœufs qui devaient servir à notre nourriture.

— Et notez bien, monsieur, que, comme des païens, interrompit Jean, nous vivions de chair presque crue ; nous n’étions que trois à manger du pain, et nous n’en avions pas chacun de quoi suffire à un Anglais ! Ah ! moi qui étais venu ici exprès pour faire fortune, en être réduit à vivre de tranches de bœuf séchées au soleil ! A l’heure qu’il est, monsieur, si j’eusse été moins ambitieux, moins fou, je serais peut-être maître meunier aux portes de Marseille ! Quand je me vis là, dans cette vallée, réduit à faire paître des bœufs sous la direction de M. Eugène, le cœur me manqua. Don Luis ramassait toutes les pierres qui semblaient tombées de la montagne, il en prenait de toutes couleurs, mais en attendant on n’installait point les fourneaux, et je commençais à croire que l’or ne se ramasse à pleines mains ni au Chili ni au Pérou.

M. Jean avait des façons particulières de sentir et de parler. Comme Sancho, à qui j’ai dit déjà qu’il ressemblait un peu, il regrettait éternellement son village, et cependant je ne sais quelle vague espérance le poussait à courir les aventures. Ce n’était pas précisément une île qu’il cherchait, mais une position indépendante, supérieure à celle que sa naissance lui offrait dans son pays. Sous quelle forme la rêvait-il ? voilà ce qu’il serait difficile d’expliquer, car il cachait ses petits projets aussi soigneusement que les quelques piastres, fruit de ses épargnes et de son travail. Entre cet homme doux par caractère, patient, laborieux, préoccupé du lendemain, que le hasard avait jeté dans la vie sauvage, et le Pincheyra insouciant, inhabile à toute profession autre que celle des armes, indépendant, aventureux, que la ruine de son parti avait relancé hors des montagnes, le contraste était complet. Quand par hasard ces deux personnages se regardaient, on voyait qu’ils étaient une énigme l’un pour l’autre.

— Nous campions dans cette vallée depuis quelques jours à peine, continua don Eugenio, quand don Luis, après s’être concerté avec le Pincheyra, se remit en marche. L’hiver s’annonçait déjà ; la neige couvrait la grande chaîne des Andes ; il était trop tard. Ceux d’entre les cavaliers qui furent désignés pour accompagner don Luis jusqu’au bout de la course n’hésitèrent pas à le suivre, non par attachement à sa personne : que leur importait ce Français, cet étranger qu’ils ne connaissaient pas ? mais le péril et les fatigues ne les effrayaient guère, et puis l’ordre du jour qui les condamnait à mort en cas de désertion ne s’effaçait point de leur esprit : ils eussent plutôt rapporté leur maître