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le sérail de Pincheyra ou prendre rang parmi les femmes d’un cacique. Doña Trinidad voulut remercier elle-même les braves officiers qu’elle considérait comme ses libérateurs : après qu’elle eut rempli ce devoir de reconnaissance, une sombre tristesse se répandit sur sa physionomie, toute parée des charmes de la jeunesse. On ne la vit plus sourire, elle se cacha aux yeux de tous, et enfin, pour éteindre à jamais jusqu’au souvenir de cette nuit cruelle, elle prit le voile dans un couvent de Trinitarias[1].

L’enlèvement de doña Trinidad causa plus d’effroi dans les provinces que les dévastations commises depuis plusieurs années par les bandits. Les familles aisées quittèrent les haciendas en grand nombre pour se sauver dans les villes. Quant à Pincheyra, il ne se regardait pas comme battu pour avoir eu quelques Indiens tués dans leur fuite. Ce léger désavantage ne changea pas même ses dispositions ultérieures ; avant que les troupes lancées contre lui eussent repris sa trace, il avait pillé de fond en comble le village de Rio-Claro, et retournait à son fort avec plus de mille têtes de bétail. Au lieu de l’attaquer désormais, on se contentait de le suivre, toujours de très loin, comme si on eût voulu seulement constater la rapidité de ses marches, l’étendue des pays qu’il dévastait et l’audace de ses entreprises. Ce fut ainsi que ce hardi partisan, après avoir parcouru à travers les Andes et pour ainsi dire sur la crête de ces hautes montagnes un espace de plus de cent cinquante lieues, vint surprendre le village de San-José à douze lieues de la capitale. Que pouvait-on penser du gouvernement républicain ? Devait-on attribuer à sa faiblesse ou à son incurie l’état d’abandon dans lequel se trouvaient des provinces entières, et l’insolence des Pincheyras qui menaçaient partout la république ? N’était-il pas à craindre que la faction espagnole, reprenant courage, ne fît au sein des grandes villes quelques manifestations ? Et si les sauvages de la frontière se réunissaient sous la conduite d’un chef intelligent, où la république, fatiguée de tant de guerres, trouverait-elle des armées capables de les repousser ?

Sur ces entrefaites, en septembre 1826, le général Blanco, ayant quitté la présidence, fut remplacé par don Augustin Eyzaguirre, qu’une révolution militaire renversa quelques mois après. Bien’ qu’il ne fût pas arrivé au pouvoir par la voie des armes, Eyzaguirre comprit qu’il

  1. Ce n’est pas un fait exceptionnel que cette résolution prise par une jeune fille d’abandonner le monde à la suite d’une catastrophe qui lui permettait d’y rentrer sans rougir. Nous avons rencontré dans les pampas une fille de gaucho, jeune encore, qui, arrachée aux mains des sauvages après avoir été emmenée par eux pendant quelques jours seulement, se condamna à un mutisme rigoureux, se cacha au fond de sa maison, et mourut bientôt sans que jamais on eût obtenu d’elle un mot, une plainte, une larme. C’est la fierté castillane, le point d’honneur tel que l’entendaient Lope de Vega et Calderon, qui se retrouve au bout du monde, vivant encore dans la race espagnole.