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comme d’un de ces désastres inexplicables dont on cherche la cause dans une trahison, tandis qu’il ne devait être attribué qu’à la témérité d’un seul homme. Pauvre commandant ! il avait payé de sa vie une si fatale imprudence, et son corps resta abandonné sur le champ de bataille. Trois mois après, une colonne expéditionnaire, en passant par là, crut le reconnaître aux innombrables blessures dont il était couvert, et lui rendit les derniers devoirs.

Désormais Pincheyra et les siens pouvaient braver impunément la république chilienne. La faction espagnole, enhardie par ce succès tout-à-fait inespéré, reconnut en eux les défenseurs de sa cause et fit des vœux pour la réussite de leurs entreprises. La terrible bande reçut des armes et des munitions ; elle eut des intelligences dans les villes ; les mécontens de toute sorte, les soldats condamnés à des peines disciplinaires pour cause d’insubordination et de mutinerie, se rallièrent à elle en grand nombre. Il y eut bientôt plus de mille hommes réunis au camp. Pablo Pincheyra le fortifia avec un certain art en élevant des retranchemens à l’entrée des défilés que des sentinelles gardaient jour et nuit ; la nature d’ailleurs l’avait entouré de rocs escarpés impossibles à franchir. Dans les temps de paix, les Indiens ses alliés retournaient à leurs troupeaux, et la bande, mettant à profit les trêves qu’elle prolongeait ou rompait selon les caprices de son chef, menait joyeuse vie au fond de cette vallée solitaire. Il ne manquait pas de femmes captives dans ce repaire de bandits : quand le colonel don Pablo (car il prenait ce titre) avait fait son choix, il abandonnait généreusement à ses officiers le reste du butin. Il y eut un moment, et ce moment dura plusieurs années, où il put sans trop de folie se considérer comme le dominateur de toute la contrée à cent lieues à la ronde, et se proclamer le roi des Andes. Par son alliance avec les sauvages, il étendait sa puissance au-delà des pays explorés jadis par les Espagnols.

Dès-lors, sa tactique fut de tomber inopinément tantôt sur une ville, tantôt sur une ferme isolée, de jeter partout le trouble et la terreur, de tenir les républicains dans une perpétuelle inquiétude sans leur laisser le temps de se réunir contre lui. Tandis que le vice-roi espagnol La Serna capitulait après la bataille d’Ayacucho, au moment où Rodil abandonnait la citadelle du Callao (dans laquelle il ne restait plus un rat ni un cuir de bœuf à faire bouillir), Pincheyra, tenant toujours pour l’Espagne et pour le roi, se promenait parallèlement à la Cordilière. De toutes parts des cris de joie proclamaient l’indépendance de l’Amérique ; Pincheyra, méprisant les républiques victorieuses, marcha sur la ville de Talca. Les malheureux qui fuyaient son approche jetèrent l’alarme dans la province. La milice de Talca, ayant pris les armes, s’exerça sans relâche ; la nuit, elle bivouaqua sur les places, tant la terreur était grande. En peu de temps, un corps de cavalerie fut formé ;