Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les dix pas qui leur étaient accordés avaient été également mesurés, et deux mouchoirs indiquaient l’espace qu’il leur était défendu de franchir. Le signal fut donné, et Pouchkine ne bougea point. M. Danthés fit quelques pas, leva lentement son arme, et, au même instant, une détonation se fit entendre. Pouchkine tomba ; son ennemi courut à lui. — Arrête ! s’écria le blessé en cherchant à se relever. Et s’appuyant d’une main sur la neige : Arrête ! s’écria-t-il de nouveau en lui jetant une insultante épithète ; je puis tirer encore et j’en ai le droit. M. Danthés regagna sa place ; les témoins, qui s’étaient avancés, s’éloignèrent. Le poète, le corps péniblement supporté par son bras gauche, ramassa son pistolet, que, dans sa chute, il avait laissé échapper ; puis, tendant le bras, il visa long-temps. Tout à coup, remarquant que son arme était souillée de neige, il en demanda une autre. On s’empressa de le satisfaire. Le malheureux souffrait horriblement, mais sa volonté dominait la douleur. Il prit l’arme nouvelle, la considéra un instant, et fit feu. M. Danthés chancela et tomba à son tour. Le poète poussa un rugissement de joie. — Il est mort ! s’écria-t-il en tressaillant, il est mort ! Mon Dieu ! soyez loué ! — Cette joie dura peu. M. Danthés se releva ; il avait été frappé à l’épaule ; la blessure n’avait rien de dangereux. Pouchkine perdit connaissance. On le transporta dans la voiture, et l’on reprit tristement le chemin de la ville.

L’agonie du poète fut longue et douloureuse. La nouvelle de la catastrophe se répandit avec une rapidité inouie ; la porte du moribond fut aussitôt assiégée. Pauvres et riches, grands et petits, firent éclater pour lui les transports de la plus vive sympathie, et, lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, la douleur publique ne connut plus de bornes. Comme un roi, Pouchkine eut le peuple à ses funérailles.


III.

Pouchkine mourut à trente-huit ans. Aujourd’hui encore, la plupart des hommes de sa génération sont pleins de vie, et si vous leur demandiez, si vous demandiez à ceux qui virent grandir le génie du poète, qui pleurèrent sa mort précoce, ce qui est resté de Pouchkine, ce qui lui a succédé dans les lettres russes, ils soupireraient et ne répondraient pas. C’est que pour eux tout existait dans la manifestation intellectuelle du moment, c’est-à-dire dans celui qui la représentait ; ils ne voyaient pas que la pensée du poète tombait dans une terre jeune et féconde, que la génération qu’il laissait était pleine d’ardeur, et que cette pensée ne périrait point. Seulement, en passant d’une génération à l’autre, cette pensée a déplacé le siège de son action ; sans se séparer des régions élevées, elle a su s’étendre et pénétrer dans les régions