Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/766

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teint hâlé broyaient le maïs dans des mortiers de bois pour le souper de la famille. C’était le spectacle de la vie antique uni à celui de la vie sauvage, le calme des campagnes se mêlant à je ne sais quoi de terrible et d’attristant. Les Andes, trop rapprochées, qui dressaient presque sur nos têtes leurs arêtes sombres, couronnées de pics étincelans de neige, s’enveloppaient peu à peu de vapeurs et de brouillards. La nature semblait trop forte pour l’homme à l’entrée de ces mornes solitudes.

Les gauchos insoucians jouaient aux cartes et poussaient de grands cris ; les plus gais d’entre eux avaient décroché des guitares pendues aux murailles de l’hacienda, et les raclaient avec plus de force que de goût ; ce fut bientôt le vacarme d’un cabaret. Au milieu de ces groupes, dignes du crayon de Callot, se promenait une figure que Salvator Rosa eût certainement jetée sur la toile. Je la regardais passer et repasser fière et impassible comme une ombre. Don Eugenio, qui remarqua l’impression produite sur moi par cette apparition singulière, me dit tout bas à l’oreille : C’est le Pincheyra ! Et comme je le regardai à mon tour avec des yeux pleins de surprise : Parlons bas quand nous prononcerons ce nom redouté, continua-t-il ; cet homme est le dernier des Pincheyras, vous dis-je. Si vous voulez, je vous conterai l’histoire de la bande des Pincheyras, sans oublier l’expédition de don Luis, à laquelle ce récit se rattache, comme vous le verrez. — J’acceptai cette offre avec empressement ; peut-être les choses que don Eugenio me raconta empruntaient-elles leur plus grand intérêt aux temps et aux lieux : c’est au lecteur que nous laissons le soin de juger cette question.


II.

Absorbée dans de plus graves préoccupations au lendemain de la révolution de juillet, dit don Eugenio, l’Europe libérale ne s’intéressa guère aux campagnes que les troupes chiliennes entreprirent pour aller détruire, jusqu’au sommet des Andes, les représentans obstinés, et pour ainsi dire posthumes, de la domination espagnole. D’un autre côté, le parti qui, chez nous, regrettait le régime ancien et redoutait les tendances nouvelles, ignora peut-être comment finissaient sur les frontières de la Patagonie les derniers défenseurs de la cause légitime et royale, déjà perdue dans toute l’Amérique. L’Espagne venait de succomber dans cette lutte contre ses colonies, qui dura près de vingt ans, depuis le premier cri de liberté poussé par les Buenos-Ayriens, en 1807, jusqu’à l’évacuation du Callao par le général Rodil en 1826. Dans l’enivrement de la victoire, les jeunes républiques, méprisant les monarchies européennes et les traditions du vieux monde, s’élançaient au-devant d’un avenir plein d’espérances trompeuses ; des bannières