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la maison de Mme Pouchkine, on citait le baron Danthés, officier aux gardes, fils adoptif du baron H …, ministre de Hollande. M. Danthés, comme beaucoup d’autres, entourait d’hommages la jeune femme du poète. On sait que Pouchkine était laid. L’envie et la calomnie, exploitant cette circonstance, en firent le texte d’une lettre anonyme pleine d’insultantes allusions. Pouchkine bondit en rugissant. Une nouvelle lettre arriva, toujours accusatrice ; cette fois, il eut assez de force pour la mépriser ; il parvint même à dominer, dans le monde, cette jalousie qu’il avait trop laissé paraître. Ses ennemis n’en furent que plus ardens, et, dans une troisième lettre, ils lui lancèrent à la face le nom du baron Danthés, le même qui fréquentait sa maison, et dont les empressemens auprès de sa femme pouvaient effectivement alarmer un esprit jaloux. Pouchkine alla aussitôt trouver M. Danthés et lui présenta cette lettre ouverte. Ce dernier, comprenant l’inutilité d’une explication, déclara au poète que la sœur de sa femme était seule l’objet de ses visites, et que, pour preuve de sa bonne foi, il la lui demandait en mariage, à lui, qui en était presque le tuteur. Les soupçons de Pouchkine ne tinrent pas devant les aveux du baron Danthés, et, à quelque temps de là, celui-ci épousait Mlle Gantchareff, sœur aînée de Mme Pouchkine. Cependant tout ne fut pas fini. Le jeune officier, après son mariage, crut pouvoir reprendre avec Mme Pouchkine, devenue sa parente, le commerce d’innocente intimité que ce titre justifiait aux yeux du monde. C’était une imprudence. Les auteurs des lettres anonymes surent en profiter. Le mari ne tarda pas à recevoir un nouveau message : c’en était trop. Pouchkine jura que le sang coulerait. Le jour même, M. Danthés reçut une provocation conçue en termes tels qu’il ne s’offrait aucun moyen de l’éviter. La rencontre fut donc arrêtée, et l’arme choisie fut le pistolet. C’était dans le mois de janvier. La neige, durcie par la température, scintillait au loin dans la campagne sous les rayons sans chaleur d’un soleil rougeâtre et sinistre. Deux traîneaux, suivis d’une voiture, sortirent en même temps de la ville et s’arrêtèrent derrière le Village-Nouveau (Novoï Drevnïa), qui en est éloigné de trois ou quatre kilomètres. Les deux adversaires s’enfoncèrent dans un petit bois de bouleaux. Leurs seconds, tous deux hommes de cœur, choisirent un terrain uni, au milieu d’une éclaircie formée en cet endroit par les arbres. Là ils essayèrent une dernière fois de rapprocher deux hommes dont un seul restait inaccessible à toute parole de conciliation. Obligés de faire leur devoir et voulant néanmoins laisser à leurs malheureux amis le plus de chances possibles de salut, ils arrêtèrent qu’une distance de quarante pas serait mesurée, que chacun des deux adversaires pourrait en faire dix en avant, restant d’ailleurs libres l’un et l’autre de tirer à volonté. Pouchkine les regardait faire d’un œil impatient et sombre. Ces tristes préparatifs accomplis, les deux rivaux furent placés en face l’un de l’autre.