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Avec des instincts tout différens, le doux Elia-Lamb appartient au même ordre d’écrivains, et je ne voudrais pas d’autres preuves que l’humour est un don du ciel parfaitement indépendant de la volonté, car Lamb est devenu original en cherchant à copier les autres. Son ambition fut de retrouver le vers abondant, sonore, nerveux, des anciens dramaturges anglais ; et pour résultat de ses efforts, — avortés d’ailleurs, — il obtint cette prose exquise, parfumée d’archaïsme, brillante d’incrustations d’emprunt, et qui néanmoins est sienne tout autant que le style de Montaigne est sien. Il cherchait sa place à côté du vieux Marlowe, de Heywood, de Tourneur, de Ford, de Webster ; il la trouva marquée à côté de Sterne et de Swift, — deux grands humoristes, — avec une sensibilité moins vive que celle du premier, avec moins d’âpre ironie que le second, et possédant de plus qu’eux une sérénité, une quiétude, une candeur monacale, rehaussées par une pointe de raideur emphatique, une nuance d’aimable pédanterie, qui rappellent les manies inoffensives d’un vieillard spirituel. Les Anglais ont créé tout exprès un mot pour cette qualité qui ressemble à un défaut, pour ce défaut qui vaut mieux que bien des qualités : ils l’appellent quaintness. Quaint, du français coint, veut dire en même temps orné, poli, façonné, mignard, et tout cela jusqu’à fleur de ridicule, parce qu’à cette recherche, à ce soin de plaire se mêle le goût des choses hors d’âge, des agrémens surannés. La quaintness n’est pas l’humour, il s’en faut bien, mais elle peut indiquer une tendance d’esprit éminemment favorable au développement de cette puissance exquise et rare. Supposez un homme de talent qui s’appliquerait aujourd’hui à écrire de petites lettres comme celles de Voltaire aux d’Argental, ou d’Horace Walpole à Mme du Deffand, et vous aurez l’idée de la cointise en question. Charles Nodier, çà et là, s’y laissait aller.

Il n’y a pas plus de trois ans qu’un écrivain, dont le goût fin et l’érudition variée sont rarement en défaut, parlait ici même de Charles Lamb comme du dernier des humoristes[1]. Qu’on nous permette de réclamer dès à présent, et sans attendre ce que l’avenir nous garde, contre cet arrêt trop absolu, trop définitif. Non, la sève britannique n’est pas épuisée ; non, cette littérature insulaire, en dépit des bateaux à vapeur, des journaux toujours plus nombreux, du travail intellectuel savamment dominé par l’industrie, doit enfanter encore et long-temps de ces talens compactes, tout d’une pièce, résistans et rebelles, où les enseignemens extérieurs ne pénètrent qu’en se transformant ; — imaginations indisciplinables dont aucune critique n’a raison, qu’aucun dédain ne fait reculer, qu’aucune ambition ne détourne de leur voie, et qui, comme

  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1842.