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isolées, massacrant les vieillards, outrageant les femmes, pillant tout ce qui pouvait être emporté. Leur cocarde différait, leur férocité était la même. Des deux côtés, on se rejetait la honte de ces crimes et on les tolérait, parce que, des deux côtés, la suspension d’armes était un mensonge. Les chefs royalistes n’avaient voulu que préparer Quiberon, les républicains que se ravitailler dans les campagnes. Aussi la lutte ne tarda pas à recommencer. Jambe-d’Argent dénonça la reprise des hostilités aux bleus ; les bandes dispersées accoururent aussitôt vers lui, et il se vit à la tête de quinze cents hommes.

Ce fut assez pour redevenir maître de la campagne. Les petits postes occupés par les républicains furent enlevés, les convois interceptés, les villes bloquées de nouveau et parquées dans la famine. Du reste, il était arrivé à Treton ce qui arrive à tous les parvenus dignes du succès. Sa position, en s’élargissant, avait élargi son intelligence. Les ames communes ne changent jamais de hauteur : si le fait grandit, il les surmonte ; mais les ames nées pour les grandes choses s’élèvent à mesure et restent toujours au niveau des événemens. Ainsi Treton, sans perdre sa familiarité amicale, avait appris la langue du commandement, l’expérience lui avait donné un coup d’œil plus étendu, la réussite plus de patience. Sa responsabilité, loin d’être un fardeau, lui était un point d’appui. Aussi amis ou ennemis vantaient-ils également sa loyauté et sa bravoure ; les gentilshommes eux-mêmes lui rendaient enfin justice. M. de Scépeaux, qui commandait en Anjou, avait demandé et obtenu pour lui la croix de Saint-Louis. Tout favorisait donc l’ancien mendiant. Il se voyait arrivé à un degré de prospérité qu’il ne pouvait avoir même entrevu dans ses rêves. Dieu lui épargna l’amertume d’en descendre lentement et à travers les humiliations de la défaite. Comme le Machabée de Bossuet, il devait rester enseveli dans sa victoire.

On était au mois d’octobre 1794. Jambe-d’Argent avait passé la nuit à courir de paroisse en paroisse pour avertir les bandes qu’un détachement républicain arriverait à Cosme le jour même. Accablé de fatigue, il sommeillait près du feu en attendant les siens, quand des coups de fusil se font entendre vers le village. Jambe-d’Argent se redresse, écoute.

— Ce sont les bleus qui arrivent avant l’heure et qui auront rencontré une de nos bandes, dit-il ; donnez-moi mon fusil.

Il s’arme, sort en courant, et arrive au moment où la troupe de Moustache commençait à lâcher pied ; mais on crie : — Voilà Jambe-d’Argent ! Tous se retournent, et le combat reprend plus acharné. Cependant quelques soldats se sont retranchés derrière un mur de jardin. Jambe-d’Argent les voit et court à eux pour les débusquer ; au moment où il va les atteindre, deux balles le frappent en pleine poitrine. Les chouans n’eurent que le temps de le porter vers des chaumes