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Place-Nette ! s’écria le blessé.

— J’arrive à temps, répliqua le chouan, qui haletait et avait perdu son chapeau, vite, mon Louis, lève-toi, voici les bleus !

— Les bleus ! répéta Treton, dont les traits se ranimèrent, donne-moi ton fusil !

— Non, non, interrompit Place-Nette, qui se dépouillait à la hâte de son déguisement ; nous avons le temps de partir, et ils trouveront le nid sans la couvée. Pierre va t’amener un cheval. Tâche seulement de raffermir ton cœur jusqu’au Camp-Rouge, où tu pourras te reposer.

J’aidai Jambe-d’Argent à se relever sur son séant et à s’envelopper dans une couverture, tandis que Place-Nette nous racontait quel hasard providentiel lui avait fait connaître le projet des bleus. Entré à Laval sous ses habits de gendarme pour acheter de la poudre, il y avait été arrêté par un officier républicain qui avait remis à sa garde un soldat arrivé trop tard au rendez-vous de sa compagnie. Tout en désarmant le pataud et en le conduisant à la prison, Place-Nette avait appris de lui que le détachement dont il avait dû faire partie allait fouiller les bois où Jambe-d’Argent se trouvait caché. Justement effrayé, le chouan avait aussitôt quitté la ville en courant et s’était jeté dans des chemins de traverse qui lui avaient permis de devancer les bleus[1]. Le cheval que l’on était allé chercher pour le blessé arriva presque aussitôt ; on l’y plaça avec précaution, son frère prit la bride, et tous deux s’éloignèrent.

Le reste de la bande achevait également ses préparatifs de départ, mais avec une lenteur qui prouvait le découragement du plus grand nombre. Pendant que Moustache, la France et le Grand-Chasseur prenaient la même direction que Jambe-d’Argent, les autres se consultaient à demi-voix, et chacun ouvrait un avis différent. Moulins parlait de rejoindre Coquereau, Francceur et Mousqueton voulaient repasser la Mayenne, Saint-Martin proposait de gagner l’Anjou, où il connaissait plusieurs chefs. Planchenault, dit Coeur-de-Roi, était resté seul à l’écart

  1. Cette anecdote, connue de tous les chouans du Maine, n’est pas, à beaucoup près, la plus extraordinaire que nous ayons entendu raconter. À cette époque de désordre, le romanesque et l’inoui semblent avoir été la règle ; le vraisemblable était l’exception. Au milieu des perpétuels mouvemens des troupes républicaines, des arrivées journalières de nouvelles recrues et des changemens d’officiers, ceux-ci ne pouvaient connaître leurs soldats, qui ne se connaissaient point davantage entre eux. Les déguisemens étaient donc faciles aux chouans, et ils en usèrent avec une incroyable audace. La Déchaffre, de la division Taillefer, entrait à Laval chaque semaine habillé en garde national, et achetait des cartouches aux soldats dans tous les cabarets. Tranche-Montagne se rendait au spectacle dans la même ville, et prenait place au milieu des officiers qu’il avait combattus la veille. Alexandre Billard la traversait enfin en plein midi sous un costume de veuve, et allait acheter des pistolets chez un armurier. Beaucoup d’autres se déguisèrent en jeunes paysannes, comme la France, ou en vieilles femmes, comme Miélette, et presque tous réussirent à tromper la surveillance des républicains.