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qu’on en approche la flamme. Détruit sur le papier, il n’en subsistera pas moins dans les cœurs, gravé en traits indélébiles. Quand bien même les sept cantons déclareraient aujourd’hui leur ligue dissoute, est-ce qu’elle en existerait moins ? Est-ce qu’au premier signal d’une attaque, ils ne seraient pas tout aussi prêts à se réunir et à s’armer ? Quand même le sabre d’une majorité tyrannique couperait ce lien qui les unit, est-ce que, comme l’humble et indestructible ver de terre, leurs tronçons sanglans ne se chercheraient pas pour se rejoindre et se recomposer ? Non ; le lien qui les enchaîne les uns aux autres est un lien moral que la force ne détruira pas. La guerre ne changera pas les cœurs, elle ne fera que les exalter et les aigrir. Et quels sont ces hommes que l’épée fratricide du radicalisme va chercher dans leurs foyers, au pied de leurs autels ? Ce sont les fondateurs de la nationalité helvétique, ce sont les cantons qui ont conservé à travers les âges le pur et noble nom de primitifs. Quand les communes catholiques du canton de Genève ont protesté contre la guerre, elles ont dit : « Nos consciences ne nous permettraient pas de marcher contre nos chers confédérés de la Suisse primitive… Ils ont fondé la liberté suisse, ils ont versé leur sang pour défendre la patrie contre l’invasion étrangère. » Ces paroles traduisent fidèlement les sentimens qu’inspirent à la grande majorité du peuple suisse les petits cantons. À ses yeux, ce sont des espèces de patriarches, des peuples pasteurs qui rendent encore la justice sous les grands chênes, et que les neiges de leurs montagnes couronnent comme des cheveux blancs. Il y a pour eux chez tous les vrais Suisses un fonds indestructible de respect et de vénération ; ils sont comme la famille royale de cette république ; ils sont la généalogie vivante de la nationalité helvétique.

Aussi l’histoire présente-t-elle peu de spectacles aussi dignes d’admiration que celui qu’offrent en ce moment ces petits cantons catholiques. C’est à la face du ciel, en présence de leurs lacs et de leurs montagnes, qu’ils ont juré de mourir pour leur liberté et pour leur Dieu, car c’est Dieu et la liberté qu’ils défendent. Ceux qui les attaquent, ce sont ces rationalistes qui ont persécuté les protestans vaudois, et qui ont installé Strauss dans la chaire de théologie de Zurich ; ce sont ces prétendus démocrates qui n’ont jamais embrassé la liberté que pour l’étouffer. Il s’agit bien des jésuites, vraiment, et de cinq ou six robes noires qu’on fait flotter comme des épouvantails. Berne a peur de se voir un jour gouverné par un canton où se trouveront des jésuites ! Mais quelle espèce de confiance peut inspirer à Lucerne un canton-directeur dont le premier magistrat est M. Ochsenbein, le chef des corps francs qui l’ont attaqué à main armée ! On a beau faire, les petits cantons sont ici les défenseurs du droit commun, du droit de tous. Qu’il se trouve aujourd’hui une majorité pour chasser les jésuites, il s’en trouvera demain une autre pour chasser les protestans, et jusqu’aux philosophes, et, en dernier résultat, c’est la liberté de la conscience et de la pensée qui sera chassée pour toujours de cette bienheureuse terre républicaine.

La seule perspective de cette guerre fratricide a bouleversé toutes les relations des états. Dans les cantons radicaux eux-mêmes, les catholiques se soulèvent contre l’obligation qu’on veut leur faire d’aller massacrer leurs coreligionnaires. Dans Saint-Gall, dans Argovie, dans Genève, dans le Jura bernois, la force seule comprime ces révoltes des consciences. Qu’elle éclate donc, cette lutte impie ; mais que le sang qu’elle coûtera retombe sur la tête et sur le cœur de ceux qui