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est, à elle seule, une réussite. Mlle Taglioni nous donnait l’idée de ces anges exilés planant entre le ciel et le monde jusqu’à ce qu’ils s’envolent vers leur véritable patrie. Carlotta Grisi ressemble à ces esprits mystérieux des légendes allemandes, qui rasent du pied les eaux sans en rider la surface et glissent sur les fleurs sans froisser leurs tiges embaumées. Fanny Cerrito est une belle et simple mortelle, bondissant sur une terre heureuse et féconde, au milieu de regards qui lui sourient.

Si le succès revient à l’Opéra, il semble qu’il abandonne un peu le Théâtre-Italien. Là encore il est facile de reconnaître l’influence d’un public sur les destinées d’un théâtre. Que sont devenues ces ardentes soirées où la Malibran chantait le Saule devant une salle frissonnante, celles où Julia Grisi, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, nous disait avec une irrésistible mélancolie la mélodie plaintive des Puritains ? Mais aussi ce public morne, glacé, qui entre, écoute et sort avec un égal ennui, est-il le même que celui qui palpitait autrefois aux accens de ses virtuoses préférés ? Pour rompre la monotonie de son personnel, le Théâtre-Italien a fait débuter Gardoni et Mlle Castellan, deux artistes d’un talent gracieux et frêle, mieux faits pour séduire les jeunes miss à l’œil langoureux et à l’oreille fausse que pour rendre au répertoire le mouvement et la vie. Gardoni est toujours cet élégant ténor que nous avons vu effeuiller à l’Opéra les notes caressantes de sa voix, et qui, mieux avisé, s’est réfugié aux Italiens. Il a chanté Elvino et Pollione avec cette grace délicate, un peu maladive, qui ne manque pas de charme, mais qui ne soulèvera jamais d’émotions ni de transports. Mlle Castellan est une belle Française, dont le talent, comme la voix, est dépourvu de force et d’ampleur, et qui chante beaucoup mieux qu’une virtuose de salon, un peu moins bien qu’une vraie cantatrice.

Ce n’est pas avec de pareils élémens que l’Opéra Italien peut dissiper ces symptômes d’indifférence que nous venons de constater. Serait-ce là encore un dilettantisme qui s’en va ? Nous oserons, en finissant, exprimer un vœu et une espérance. Le goût du public ressemble un peu à ce mouvement des grandes villes, où l’animation et la vie se portent tantôt vers un point, tantôt vers un autre. À ce dilettantisme musical qui paraît s’affaiblir, pourquoi n’en verrions-nous pas succéder un autre, plus sérieux, plus instructif, mieux approprié au véritable esprit français, le dilettantisme littéraire ? En se détournant des mélodies, pourquoi le public ne se porterait-il pas vers les idées ? Ce changement n’aurait rien dont on pût s’attrister ou se plaindre. A coup sûr, c’est une bonne et charmante chose que d’entendre, dans toute la splendeur d’une exécution magistrale, une partition de Mozart et de Rossini ; il est honorable de l’apprécier et de la comprendre, et la musique, chantée et applaudie dans ces conditions exquises, peut compter au nombre des plaisirs qui élèvent et civilisent ; mais les vraies jouissances de la pensée sont d’un ordre supérieur encore. Écouter, encourager l’exécution consciencieuse et habile d’un chef-d’œuvre littéraire, c’est plus que goûter un noble passe-temps ; c’est renouer une tradition précieuse, c’est reprendre un des plus glorieux sillons de l’intelligence, c’est faire revivre l’alliance trop long temps oubliée de ces deux puissances si unies autrefois, si françaises toujours : la société et l’art, la causerie et la comédie, le théâtre et le monde.

A. DE PONTMARTIN.