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avec le premier, et qui surtout ne pouvait lui servir d’accompagnement. Il fallait publier les deux à part et à la fois, ou bien il fallait choisir entre les deux. L’auteur se trouvait placé dans une perplexité piquante : d’un côté, tous ses talens secrets et son culte le plus cher, la philosophie, résumés dans une œuvre étendue, attachante, et où il donnait enfin son entière mesure ; de l’autre, sa philosophie encore, mais toute nue et appliquée dans sa mâle austérité à une investigation difficile. Il fut sévère ; entre ses amis, il alla consulter et il écouta le plus sévère, le seul rigoureux peut-être ; il sacrifia l’œuvre de l’imagination. Mais non ; il ne peut l’avoir sacrifiée, il l’a seulement dérobée. Isaac n’est pas mort ; Iphigénie tôt ou tard reparaîtra.

Lorsque M. Mérimée publia son théâtre de Clara Gazul, il n’avait pas encore vu l’Espagne, et je crois qu’il lui est depuis échappé de dire que, s’il l’avait vue auparavant, il n’aurait pas imprimé son ouvrage. Il aurait eu grand tort, et nous y aurions tous perdu. Il est de ces premières inspirations que l’observation elle-même ne remplace pas. Quand M. de Rémusat se fut mis à étudier de près la scholastique et à lire au long les traités originaux, il a pu ainsi se dégoûter un moment de son premier Abélard et le trouver moins ressemblant que celui qu’il restaurait de point en point. Le premier Abélard, en effet, était surtout deviné, et c’est bien pour cela qu’il a la vie.

Au reste, l’auteur n’est pas précisément dégoûté de cet Abélard premier-né ; il en rougirait plutôt comme d’un brillant délit romanesque et comme d’une licence heureuse, car il ne peut ignorer au fond que c’est ce qu’il a fait de mieux, et il a raison s’il le pense. Je remarquerai pourtant que le premier livre de l’ouvrage, imprimé, celui qui contient la vie d’Abélard, est peut-être supérieur au drame comme perfection. M. de Rémusat n’a rien travaillé autant que cette vie, et pour le style, et pour l’exactitude. La rigueur érudite s’y combine avec la pensée, avec l’imagination, avec l’émotion même, et le style, expression et résultat de tant d’alliances, forme une sorte de métal de Corinthe, dans lequel ou n’est guère habitué à voir resplendir les statues redressées du moyen-âge ; mais rien n’est de trop pour l’incomparable Héloïse. Après cela, le drame d’Abélard est plus complet, plus vaste, et donne seul l’idée entière de M. de Rémusat, auteur et homme. L’artiste enhardi (car il y est devenu artiste) a pris en quelque sorte des portions, des démembremens de lui-même, et les a personnifiés dans des êtres distincts ; il leur a prêté non-seulement ses facultés, mais ses désirs, ses rêves. Tout cela vit et se meut sous des costumes tranchés, dans des physionomies originales, où le ton de l’époque est suffisamment observé. La nôtre pourtant se reconnaît au travers. Le dernier mot d’Abélard mourant, qu’on entend à peine, est : Je ne sais. Le dogmatique, comme le sceptique, en revient à ce suprême Que sais-je ? C’est sur ce